Les trois pylônes

Ça fait longtemps que je ne suis plus retourné à ce café du 14e dans lequel on avait nos habitudes. Je me demande s’il reste encore quelques morceaux de mémoire de nous là-bas, des empreintes du passé : son élégante chevelure noire plongeante sur un coin de table, ses peurs sur une chaise en formica, ses envies sur un bout de zinc, ses rires à la surface des miroirs, ses mouvements dans un fauteuil en cuir mou, ses pensées dans le vert d’un abat-jour, le goût sucré de son sexe sur la cuvette, nos noms sur les murs.

Je serais le plus moderne des hommes modernes si le progrès avait pour but de précipiter l'Apocalypse, et installer le retour au neuf par la Genèse avec en prime l'avènement du règne du Saint-Esprit. Oui, je paierais cher pour voir ça ! Mais c'est pas le cas : l'option salvatrice est rejetée par les adeptes du Progrès. Ce qu'ils veulent, c'est la rupture constante, le mouvement perpétuel, aller de l'avant. L'avant vers où? vers quoi? ils s'en foutent mais c'est le principe, alors ils gesticulent n'importe comment et crient l'avenir; l'avenir! comme pour conjurer le passé (qu'ils craignent) et le présent (qu'ils souhaitent abolir, parce qu'il empiète un peu trop à leur goût sur le futur). Et tout ça sur fond de destruction terrible, c'est entendu. Ils me font penser à des hérétiques qui utilisent la violence pour hâter l'événement, mais l'événement ne vient jamais ou jamais assez vite, et alors il ne reste que la violence, à laquelle s'ajoute la frustration - et bien sûr la frustration accentue la violence! Mais au fond le plus gros défaut du progrès, c'est d'avoir effacé les traces du péché originel. Et maintenant que c'est fait, il prône l'absence de jugements, les bons sentiments et une certaine mollesse cool. Ça fait qu'on a le pire au carré: l'oubli du mal, et sa contamination au nom du faux bien!

Reste à savoir si le destin est une œuvre déjà réalisée. D'un côté, si la concrétisation de cette œuvre nous est entièrement donnée, on aurait le pouvoir d'imprimer une direction nouvelle à notre vie à chaque instant, et alors un sentiment de liberté absolue serait le fondement même de notre existence individuelle! C'est l'hypothèse la plus terrifiante. D'un autre côté, si l'œuvre est achevée, alors les bousculades d'événements confus du présent ne seraient qu'un plan très resserré de la peinture de notre vie (comment la contempler avec le nez dessus?), un tableau ne pouvant être admiré dans son ensemble qu'avec du recul: ses détails secrets se dévoileraient à mesure que le temps passe, tous bien ordonnés, bien placés, cohérents, faisant sens comme une évidence, à rebours.

C'est sûrement ça l'idylle de l'amour, son héroïsme: la résistance, la répétition du même jusqu'à la fin; l'habitude en somme, et une habitude si ancrée dans les sens et dans les émotions qu'on peut appeler ça un art.

Tout ça est sans appel: l'homme est un drame en soi. Il renferme en lui une tragédie, observable dans son fatal acheminement vers la vieillesse et la mort, par le seul fait que sa vie ait commencé.

Dans chaque jeu il y a l'idée du monde et de la mort, et l'homme ne veut plus jouer ni au monde ni à la vie.