Entre-temps, Dagur avait commencé de tripoter la bougie. Je pensai alors à la théorie qui dit que tous ceux qui tripotent les bougies ont une vie sexuelle perturbée. Mais, premièrement, qui n’avait pas de vie sexuelle perturbée ? Et deuxièmement, c’était un argument gratuit que personne ne pouvait contester. Tout comme le «je ne t’ai jamais aimé».
Soudain je me sentis très proche de Matilda. Peut-être étions nous si laids sur les photos parce que nous incarnions deux concepts différents de l’amour : Matilda était le chat que l’on suit. Et moi le chien qui saute sur les genoux et veut faire des léchouilles.
Il me regarda comme si j’avais été un étranger qui lui aurait raconté sa vie sans aucune raison. Cette conversation ne me plaisait pas. Ça me gênait que Dagur prétende avoir un métier qui n’existait pas et sa façon de prétendre la même chose du mien.
- Excusez-moi, dit le chauffeur, je vous avais pris pour un éboueur.
À part moi, il y avait deux passagers dans le bus et le chauffeur, roux, la quarantaine. Marlene Dietrich chantait une chanson suave. Je ne lui en voulais pas de m’avoir pris pour un éboueur. Ça pouvait arriver. Dans la pénombre nébuleuse, les gens ressemblaient autrefois à des fantômes, aujourd’hui ils ressemblaient à des éboueurs.
- Un dicton islandais dit : Il faut bien que les malheureux soient quelque part, ajoutais-je.
En réalité, le dicton disait «Il faut bien que les mauvais soient quelque part», mais Smári ne me reprit pas et se contenta de repeindre les parois du cendrier avec sa cigarette.
Je posai mon oreille contre la porte. Ce n’était pas correct, je le savais, mais je le fis quand même. Voilà peut-être quelle serait la phrase parfaite pour commencer une nécrologie pour moi et pour ensuite raconter ma vie avec force exemples désavantageux. Soudain, ce fut silencieux. À tout moment, quelqu’un pouvait ouvrir la porte et me prendre en flagrant délit, ce qui, bizarrement, ne me préoccupait pas énormément. Pour quelqu’un qui était tombé dans une tombe ouverte lors d’un enterrement alors même qu’il était indésirable, le mot «gênant» avait pris un tout nouveau sens.
- Avant de construire une route, un employé d’État doit contrôler si ce n’est pas un territoire peuplé d’elfes, sinon on contourne le ledit lieu, dit Raphaël.
Je ne savais pas s’il parlait à Matilda ou à moi ; nous qui vivions depuis des années avec la hantise que des étrangers nous posent des questions sur les elfes. En un sens, les elfes étaient pour les Islandais ce que les nazis étaient pour les allemands. À la différence près que peu d’Allemands prétendaient que des hordes d’officiers de la Wehrmacht gambadaient dans leur jardin en offrant leur aide pour effectuer certains travaux domestiques. Aussi, à l’étranger, personne ne trouvait ça particulièrement mignon de déclarer que les habitations troglodytes d’invisibles lieutenants-colonels S.S. entravaient la construction de projets des ponts et chaussées.