Après nos retrouvailles à Paris, Daniel et moi nous envoyons des livres , des CD .Il y a un flottement dans le ton à trouver .Je me rends compte qu’à l’affection amicale que je cherche gauchement à exprimer , il réagit comme s’il avait été piqué par une guêpe . A la folle passion du début , dit- il , il n’y a qu’une seule continuation , l’amour , non pas l’éros , mais l’agapè , pour l’éternité, hors temps et hors lieux .
Ce n'est pas tout. Ma fille me dit qu'elle souffre, me demande si je l'aiderais à découvrir la vérité. Quelle vérité ? La généralité de sa réponse me donne une envie de rire que je réprime. La vérité du passé. Rien de moins que cela. Pathétique. Mais bien sûr, tout ce que tu veux. Je promets d'autant plus facilement qu'il n'y a aucun cadavre dans les caves familiales. Ma fille souffre pour des raisons politiques ? Incompréhensible. C'est sûrement un problème entre elle et son père, comme il y en a eu tant entre elle et sa mère. Ou bien quelque chose dans ce pays et elle, quelque faille identitaire dont une bonne série de séances chez le psy devrait pouvoir la sortir. Devant l'écran de mon ordi, emmitouflée dans le petit bonheur d'une complicité nouvelle avec elle, je ne prends pas les préoccupations de ma fille au sérieux.
Le chemin jusqu'à la tête, jusqu'à leur mise en mots et l'argumentaire qui les accompagne est un territoire non débroussaillé, un aventure dangereuse où les mots se sentent seuls.
Toute l'humanité devait être représentée dans ces voisins du mal cachés derrière leurs fenêtres : le collaborateur, le résistant, le passif. L'ignorance est programmée dans le système totalitaire qui veut ça, mais jusqu'où va-t-elle? Elle est notre innocence et notre responsabilité.
Le passé, on y accède par la mémoire ou, à défaut, par l'imagination.
Si je dis je suis bulgare, je le traîne là, avec moi, ce pays que j'ai quitté, et je vous le jette à la figure. Vous êtes obligés de réagir, de poser des questions. Alors qu'en parlant d'origine, je l'éloigne de moi, je le remets là-bas où il est, et je nous épargne un dialogue obligé.