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Critique de berni_29


Le colonel ne dort pas fait partie de ces textes courts en nombre de pages et puissants dans leurs déflagrations.
C'est une guerre ou plutôt une période d'après-guerre, c'est un pays qui ne dit pas son nom.
Un dictateur a été renversé.
Le fracas des armes s'est tu. Maintenant c'est la période de la Reconquête. Quel nom détestable avec tout ce qu'il revêt ! Mais c'est une autre guerre qui commence, plus insidieuse. Cette guerre qui fut, on l'appelle la Longue Guerre, eux on les appelle les Hommes-poissons, ceux qu'il faut continuer de faire parler pour sécuriser le pays, c'est une façon de nommer les personnes, les faits, sans les dire précisément, comme d'autres guerres ici et là jalonnent les pans de l'histoire de l'humanité.
On pourrait penser que ce pays est fictif, l'époque aussi. La manière de raconter ce récit lui donne une portée terriblement universelle, avec cette musique intérieure qui ronge l'âme, qui s'immisce en dedans jusqu'à empêcher le sommeil de venir, de revenir.
Un colonel vient d'arriver et à ce moment il se met à pleuvoir. Il vient accomplir son travail, une sale besogne. Tous les jours, il se rend, conduit par son ordonnance, dans cette pièce humide d'un sous-sol. C'est un travail quotidien presque ordinaire. Couper, tailler, sectionner, rompre, trancher, briser, arracher... Arracher oui, des aveux, mais pas que... le terme est sinistrement approprié. Vous aurez compris, le colonel est une sorte de boucher sans que cela soit péjoratif de ma part pour cette noble profession. C'est devenu son métier, sa spécialité. Il est reconnu pour cela.
Dans ce sous-sol, il y a des hommes qui vont devenir des choses, puis plus tard le soir ne plus rien être. Disparaître.
Justement le soir, une fois son travail accompli, le colonel rejoint le Palais, va rendre compte au général...
Mais le colonel ne dort pas, c'est un peu l'arroseur arrosé, le colonel tortionnaire, à son tour est torturé par les fantômes des morts qui reviennent avec leurs mots et c'est lui qui leur parle alors. Étrangement.
Le colonel ne dort pas. Son devoir l'obsède, le submerge. « Ô vous mes martyrs qui hantez mes ténèbres. »
Émilienne Malfatto nous entraîne dans un huis-clos qui fait froid dans le dos. J'ai aimé sa façon d'écrire, emplie de pudeur, de construire ce récit alternant prose implacable et poésie onirique pour dire le quotidien d'un spécialiste de la torture et dépeindre les tourments qui le hantent.
C'est un magnifique plaidoyer qui dit l'absurdité de la guerre et l'abjection de la torture.
C'est une ville trempée de pluie, j'ai été marqué par la couleur grise qui domine les phrases, les descriptions.
En effet, le décor est gris, humide, des ombres se faufilent sans arrêt dans la conscience de ce colonel l'empêchant de dormir à jamais. Ce décor est sombre, tandis que des morceaux de lumière entrent comme des fragments dans les pages de ce récit, des voix peut-être qui reviennent d'outre-tombe...
En périphérie de toutes les guerres, il y a toujours des pièces froides en sous-sol où l'on tente de déshumaniser des femmes, des hommes...
Les personnages qui nous sont donné de rencontrer sont peu nombreux : le général, le colonel, son ordonnance.
Le décor est sobre. Un sous-sol en journée.
Le Palais où chaque soir le colonel vient faire son rapport. Il y a aussi le buste décapité d'un dictateur renversé.
Il y a toujours des nobles causes pour justifier la torture, les guerres d'aujourd'hui n'échappent pas à ces éléments de langage : sécuriser, protéger les autres populations... On appelle même cela « des opérations spéciales », pour ne pas dire « des actes humanitaires » dans le récit des dictateurs...
Ce texte est traversé par les mensonges éhontés qui font que les peuples soumis se satisfont toujours en gobant de belles chimères plutôt que de vouloir chercher la vérité. C'est à cela qu'on reconnaît un peuple « soumis ». Moi j'appelle ça des peuples aveugles, complices...
Dans ces pages où il pleut tout le temps, il y a aussi une dimension absurde, grotesque que revêtent étrangement toutes les dictatures, peuplées d'images ubuesques. Comme celle par exemple de ce général enfermé dans son bureau qui ne quitte plus son parapluie noir, à cause justement de la pluie qui s'infiltre partout...
Un texte à l'épure, indispensable, écrit à l'os, qui résonne douloureusement comme un écho insupportable dans le fracas du monde.
La pluie bientôt s'arrêtera, il faudra bien sécher les blessures, après.
Le colonel ne dort pas est un texte beau, tragique, essentiel pour dire le paradoxe d'un tortionnaire, pour décrypter le monde d'aujourd'hui aussi qui continue de dysfonctionner, peut-être hélas à jamais...
Un véritable coup de coeur !
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