A quoi sert la poésie ? de nombreuses personnes ici sur Babélio pourraient apporter de l'eau au moulin de cette vaste question un brin provocante…Sonatem, GeraldineB, Coco4649, Pasoa, laFilledePassage, Marina53, Sabine59, Nemorino, Babounette, Aléatoire, entre autres, nous offrent avec constance des extraits poétiques choisis pour notre plus grand bonheur…L'utilité de la poésie est-elle de nous permettre de rêver, de mettre en valeur la beauté du monde, d'un paysage, d'un quotidien, de nous rendre plus humain en exprimant d'une manière spécifique des sentiments, des sensations, de proposer une autre manière d'habiter le monde ?
De ne servir à rien, surtout à rien, pas de fonction utilitariste, elle se contente d'être là, d'être belle, surprenante, libre simplement, jouant avec les mots et les images, simple fonction esthétique, voire ludique ?
Mais la poésie, en vers ou en prose, peut également être une arme au service d'une cause. Elle est alors percutante et redoutable, tranchante, faisant passer un message fort avec beauté et grâce. Avec élégance et humanité. Cette façon de faire marque davantage les esprits car le contenu est en total décalage avec le contenant. Je l'avais perçu avec émotion, par exemple, en lisant le magnifique livre «
Soleil à coudre » du haïtien
Jean d'Amérique, récit poétique d'une beauté à couper le souffle relatant la misère des bidonvilles et leur violence. Ce récit est ancré en moi et il m'est d'avis qu'il n'aurait pas eu la même force si
Jean d'Amérique avait simplement raconter une histoire de manière plus prosaïque.
Emilienne Malfatto frappe encore plus fort. C'est un uppercut qui m'a mise KO. Mais quel talent et quelle audace déjà repérée dans «
Que sur toi se lamente le Tigre » ! Elle associe en effet ici la poésie à…la torture. Oui, la torture, celle pratiquée en temps de guerre. On comprend alors véritablement que sans la poésie, il n'y a pas de mots supportables, pas de descriptions supportables…pas de vie supportable.
Elle se met dans la tête d'un colonel dont « le travail » est de soutirer des informations aux prisonniers et qui, la nuit, est visité par tous ces fantômes dont il est l'artisan. Alors le tortionnaire devient le torturé. le colonel ne dort plus, entre la vie et la mort, il devient gris, ses contours s'effacent peu à peu, il n'a plus de lumière au fond des yeux. « Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n'ont pas disparu ». le sang aussi…
Un criminel de guerre hanté par ses crimes qui fait peur au Général et même à son ordonnance, jeune assistant servile, qui est présent avec lui lors de « son travail » dans les sous-sols, à l'ombre, en dehors du cercle de lumière où le colonel officie. Un criminel de guerre condamné à perpétuité par sa propre conscience où les martyrs sont devenus ses bourreaux.
« C'est un peu comme
Une forme de torture très lente
Et très raffinée
Le tortionnaire torturé
De sa propre main
Le persécuteur persécuté
Chaque jour dans la pièce du sous-sol
Je regarde l'homme dans le cercle de lumière
Dans cette lumière trop crue qui me brûle les yeux
A moi qui n'ai plus droit à
La lumière
Je regarde cet homme
Cette nouvelle recrue
Cet homme qui va devenir mon ombre
Qui va alourdir mon ombre sur mes pas
C'est fou ce que c'est lourd une ombre
On ne le croirait pas… ».
Le colonel est là pour diriger une Section spéciale des troupes du nord et de la Reconquête, après la chute du Dictateur. On ne sait pas de quel pays il s'agit, nous savons juste que c'est un pays sans soleil dans lequel il ne cesse de pleuvoir, un pays gris semblable à l'âme du colonel. Cela rend le récit totalement universel et atemporel.
Emilienne Malfatto a travaillé comme photojournaliste et photographe documentaire indépendante dans les zones de guerre et de tensions. Elle sait de quoi elle parle, elle sait dire beaucoup avec peu, elle sait qu'un cliché marque durablement les esprits et fait passer un message clair. Elle a su précisément utiliser ses compétences de photographe dans ses récits. A l'image du choc des photos, elle écrit un récit où le poids des mots nous offre des images saisissantes d'effroi…
« le colonel pense souvent que la nature humaine se révèle dans ces instants de nudité absolue, quand l'homme est précisément dépouillé de toutes les minces couches de vernis – appelez ça l'éducation, la sociabilité, ou l'amour, ou l'amitié – qui recouvrent sa nature profonde, homo sanguinolis, sa nature animale, viscérale, quand l'homme n'est plus qu'une masse organique. Arrachez la peau d'un homme et vous aurez une forme sanguinolente, vermeille, une forme cochenille écrasée pas si différente d'un chien écorché, se dit parfois le colonel ».
Le colonel est un « spécialiste » dont on ne peut se passer du talent, un « virtuose » de la torture, et, malgré le changement de régime, il est encore là, sur les décombres de la dictature qu'il a pourtant servie avec zèle, ultra-compétent en la matière. Et je frémis en pensant à ce talent, et me vient une pensée plus qu'émue à tous les hommes-poissons, ces hommes noyés, à tous ces hommes coupés, tailladés, sectionnés, à tous ces hommes dépecés, de toutes les guerres, dont la souffrance extrême les transforme en choses…et pourtant le regard de certains arrivent à rester digne, profond, presque serein, deux puits d'humanité absolue lorsqu'il ne reste plus que l'âme, inatteignable…
L'auteure nous écorche la nôtre, d'âme, nous asphyxie, avec les actes et les pensées du colonel mais aussi celles du général qui s'enferme dans son bureau pour d'interminables parties d'échecs en solitaire et surtout celles de l'ordonnance qui récite dans sa tête les lettres de sa mère pour prendre de la distance face au spectacle terrifiant qui se joue dans le cercle de lumière.
La poésie d'
Emilienne Malfatto est grise, monochrome, à l'image de l'aquarelle sur la couverture du livre. Brumeuse mais claire, la lumière y est déformée, il y règne une atmosphère de bocal, « quelque chose d'irisé et d'opaque à la fois, la sensation de voir le monde à travers une flaque d'essence ». L'auteure dit sans tourner autour du pot, avec délicatesse, avec beauté, certes, mais avec sincérité et crudité aussi. Quelques touches de couleur sont parfois apportées, vite absorbées par le gris.
« Alors, sur cette lancée et avec un soupir, il soulève sa pesante personne et sort du grand bureau. le hall est désert. Une faible clarté descend des hautes fenêtres. C'est l'heure moutarde l'heure mandarine l'heure ocre – mais l'ocre, comme les autres couleurs, a été absorbé dans la monochromie si bien que le Palais est baigné de cette même lumière grise, à peine teintée d'orange, pistil de safran tout de suite avalé par la cendre ».
La poésie semble être ici un acte de résistance et de dénonciation, un pied de nez à tous ces régimes qui se succèdent et qui commettent des crimes pour tenter de perdurer. C'est J.F. Kennedy qui disait quelques semaines avant d'être assassiné : « Quand le pouvoir corrompt, la poésie purifie ».
Emilienne Malfatto nous en donne une démonstration magistrale en apportant une lumière purificatrice aux victimes de guerre, les sortant ainsi de l'ombre marécageuse dans laquelle elles ont été plongées. Un énorme coup de coeur !