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Probablement l'Irak.
Malfatto ici nous esquisse un personnage de colonel qui arrive pour diriger une Section spéciale des troupes du nord et de la Reconquête, après la chute du Dictateur .
Qui sont ces troupes et qui est ce colonel ? Il a servi loyalement l'ancien régime, alors qu'est-ce-qu'il fait ici en mission spéciale, sur les vestiges de l'ancien régime ? C'est le “spécialiste”. Il survécut au changement de régime, aux purge, aux procès , parce qu'on ne pouvait pas se passer de son talent …”.
Très peu de mots, quelques pages on est déjà au coeur du sujet. Car si on a déjà lu les deux premiers livres de l'écrivaine et on sait qu'elle a travaillé comme journaliste et photographe dans les lieux où ils se passent, et on repère les indices qu'elle sème dans le texte ( « La Longue Guerre » faisant probablement référence à la guerre Iran-Irak) , on est déjà dans le bain, du moins je le suis 😊.
«  le colonel a oublié le moment exact où il a cessé de dormir. ».
L'homme est condamné à perpétuité. le juge qui a signé sa condamnation n'est autre que sa propre conscience écrasée sous le poids de ses crimes. Que faire ? Arrêter ? Mais il ne sait que faire cela , «  était-ce inscrit dans sa destinée » ?
Malfatto donne un aperçu concis mais profond , auréolé d'une poésie infinie adoucissant l'image brute, de ces hommes appelés criminels de guerre, qui obéissent aux ordres les yeux fermés et semblent dépourvus de conscience . Tuer, torturer, faire du mal semblent le lot de leur quotidien, pourtant chez quelques uns apparemment subsiste un lambeau d'âme, et c'est ce lambeau qui empêche le colonel de dormir. Éveillé, il rêve de ses crimes,
« ta présence glacée dans mon lit où les
couvertures
sont trop courtes
pour
nous tous …
vous mes victimes et moi ça fait
beaucoup de monde
pour une seule couverture »
Et pourtant continue son “travail”, et en parlant de ce « travail », Malfatto nous écorche l'âme avec les réflexions du colonel sur le fond de la nature humaine, les pensées et peurs de son ordonnance qui craint qu'il n'y aurait pas de comme avant. Car le “travail” s'agit de tirer des renseignements d'un être humain qu'il coupe, taille et sectionne…..Un être humain nommé simplement “la chose”, un mot qui définit à lui seul la nature du “travail”. Lisant beaucoup de littérature de cette partie du monde et sud-américaine je suis familière avec ce «  travail » donc du déjà maintes fois lu, pourtant les mots de Malfatto me sont allés droit au coeur. Photographe elle se manifeste avec les couleurs où dans cette atmosphère de combats et de tueries le monde devient de plus en plus monochrome , uniformément gris, seul de l'ordonnance et «  des choses » semblent se détacher quelques couleurs, des joues rosées au matin, et pour les « choses » ,parfois du rouge, du bleu, du jaune éclater de leurs visages détruits, terrible mais sublime ! Récemment un ami babeliote demandait si on lisait pour le fond ou la forme, qui pour moi vont de paire, mais les fonds étant souvent des sujets déjà traités, c'est la qualité et l'originalité de la forme qui devient déterminante, et c'est le cas ici. La littérature est un moyen pour éclairer le côté invisible de la réalité, « le côté émotionnel ou psychologique, parfois moral, des éléments historiques et sociaux qu'on ne peut pas atteindre autrement » dit Juan Gabriel Vasquez. Et c'est le tour de force que réussit ici Malfatto avec ce magnifique texte où l'amalgame du visuel et de l'émotionnel englouti dans une brume monochrome d'un pays de pluie où les hommes se dissolvent lentement, nous plonge dans l'absurdité de la vie et de ses conflits perdue dans le temps et l'espace. Magnifique ! Écrivaine , poète et photographe hors pair elle m'a encore une fois subjuguée avec ce troisième roman, quel talent cette femme !


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Un tortionnaire torturé.
Juste retour de bâton pour ce colonel qui excelle dans l'art de faire parler ceux qui n'ont rien à dire. Peu importe le régime en place, il met ses compétences macabres au service du pouvoir. Par temps de guerre, ses compétences sont recherchées. Il n'a pas suivi de cursus universitaire, pas de CAP de briseur d'os ou de BTS d'amputation. Il a appris sur le tas avec son CV de boucher. Un autodidacte qui a tellement fréquenté la mort durant sa carrière militaire que la souffrance des autres le laisse indifférent.
L'homme se décrit comme un simple exécutant, un artisan doué qui n'agit pas par conviction ou idéologie, qui ne fait qu'obéir aux ordres. Un alibi historique chez les criminels de guerre mais il ne trompe pas sa conscience. Ses victimes ont décidé de hanter ses nuits et de le rendre insomniaque. Les troubles du voisinage, il les a dans la tête. La revanche de ses « hommes-poissons » comme il les appelle.
Dans un pays sans nom et dans une ville sous la pluie, le court roman d'Emilienne Malfatto accompagne ce colonel dans son quotidien : auto, sale boulot, pas de dodo.
La romancière épargne au lecteur la description des sévices infligés aux ombres qui se succèdent dans la salle d'interrogatoire. de la pudeur dans l'horreur. le gore reste au garage. L'action est désincarnée, comme un cauchemar en tournage. Chaque phrase pèse une tonne d'émotions. Par contre, ne cherchez pas d'humour dans ce texte. le nez rouge, c'est un pif qui saigne.
Une ordonnance assiste aux interrogatoires du Colonel. Il n'intervient pas, condamne en silence mais ne dit rien pour préserver sa petite personne d'un engagement sur le terrain. Spectateur du premier rang, ne lui manque que le sac de pop-corn et les lunettes 3D. Insupportable de passivité.
Le troisième personnage de ce roman, c'est le Général, retiré dans son bureau et sombrant peu à peu dans la folie.
Photojournaliste, Emilienne Malfatto semble avoir écrit ce roman dans une certaine urgence comme si cette histoire lui brulait les doigts entre deux reportages. Un besoin de fiction pour évacuer certaines horreurs, rappeler que la guerre rend fou et tue les âmes autant que les corps. 120 pages, pas de superflu, la prose froide en surface, incandescente à l'intérieur.
Je ne peux pas dire que j'ai aimé ce roman car les personnages manquent du taux minimum d'humanité pour que l'on puisse s'intéresser à leur sort. Il n'existe pas de vitamines contre les carences du coeur.
Je suis resté trop spectateur du récit. Un spectateur impressionné par le style, sans doute. Un spectateur marqué par l'atmosphère, surement. Sensible à la poésie, tout autant. Mais il m'a manqué ces moments précieux où l'on s'oublie dans une lecture.
A croire que la froideur de l'histoire a aggravé ma presbytie.



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A quoi sert la poésie ? de nombreuses personnes ici sur Babélio pourraient apporter de l'eau au moulin de cette vaste question un brin provocante…Sonatem, GeraldineB, Coco4649, Pasoa, laFilledePassage, Marina53, Sabine59, Nemorino, Babounette, Aléatoire, entre autres, nous offrent avec constance des extraits poétiques choisis pour notre plus grand bonheur…L'utilité de la poésie est-elle de nous permettre de rêver, de mettre en valeur la beauté du monde, d'un paysage, d'un quotidien, de nous rendre plus humain en exprimant d'une manière spécifique des sentiments, des sensations, de proposer une autre manière d'habiter le monde ?
De ne servir à rien, surtout à rien, pas de fonction utilitariste, elle se contente d'être là, d'être belle, surprenante, libre simplement, jouant avec les mots et les images, simple fonction esthétique, voire ludique ?
Mais la poésie, en vers ou en prose, peut également être une arme au service d'une cause. Elle est alors percutante et redoutable, tranchante, faisant passer un message fort avec beauté et grâce. Avec élégance et humanité. Cette façon de faire marque davantage les esprits car le contenu est en total décalage avec le contenant. Je l'avais perçu avec émotion, par exemple, en lisant le magnifique livre « Soleil à coudre » du haïtien Jean d'Amérique, récit poétique d'une beauté à couper le souffle relatant la misère des bidonvilles et leur violence. Ce récit est ancré en moi et il m'est d'avis qu'il n'aurait pas eu la même force si Jean d'Amérique avait simplement raconter une histoire de manière plus prosaïque.


Emilienne Malfatto frappe encore plus fort. C'est un uppercut qui m'a mise KO. Mais quel talent et quelle audace déjà repérée dans « Que sur toi se lamente le Tigre » ! Elle associe en effet ici la poésie à…la torture. Oui, la torture, celle pratiquée en temps de guerre. On comprend alors véritablement que sans la poésie, il n'y a pas de mots supportables, pas de descriptions supportables…pas de vie supportable.
Elle se met dans la tête d'un colonel dont « le travail » est de soutirer des informations aux prisonniers et qui, la nuit, est visité par tous ces fantômes dont il est l'artisan. Alors le tortionnaire devient le torturé. le colonel ne dort plus, entre la vie et la mort, il devient gris, ses contours s'effacent peu à peu, il n'a plus de lumière au fond des yeux. « Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n'ont pas disparu ». le sang aussi…
Un criminel de guerre hanté par ses crimes qui fait peur au Général et même à son ordonnance, jeune assistant servile, qui est présent avec lui lors de « son travail » dans les sous-sols, à l'ombre, en dehors du cercle de lumière où le colonel officie. Un criminel de guerre condamné à perpétuité par sa propre conscience où les martyrs sont devenus ses bourreaux.

« C'est un peu comme
Une forme de torture très lente
Et très raffinée
Le tortionnaire torturé
De sa propre main
Le persécuteur persécuté
Chaque jour dans la pièce du sous-sol
Je regarde l'homme dans le cercle de lumière
Dans cette lumière trop crue qui me brûle les yeux
A moi qui n'ai plus droit à
La lumière
Je regarde cet homme
Cette nouvelle recrue
Cet homme qui va devenir mon ombre
Qui va alourdir mon ombre sur mes pas
C'est fou ce que c'est lourd une ombre
On ne le croirait pas… ».

Le colonel est là pour diriger une Section spéciale des troupes du nord et de la Reconquête, après la chute du Dictateur. On ne sait pas de quel pays il s'agit, nous savons juste que c'est un pays sans soleil dans lequel il ne cesse de pleuvoir, un pays gris semblable à l'âme du colonel. Cela rend le récit totalement universel et atemporel. Emilienne Malfatto a travaillé comme photojournaliste et photographe documentaire indépendante dans les zones de guerre et de tensions. Elle sait de quoi elle parle, elle sait dire beaucoup avec peu, elle sait qu'un cliché marque durablement les esprits et fait passer un message clair. Elle a su précisément utiliser ses compétences de photographe dans ses récits. A l'image du choc des photos, elle écrit un récit où le poids des mots nous offre des images saisissantes d'effroi…

« le colonel pense souvent que la nature humaine se révèle dans ces instants de nudité absolue, quand l'homme est précisément dépouillé de toutes les minces couches de vernis – appelez ça l'éducation, la sociabilité, ou l'amour, ou l'amitié – qui recouvrent sa nature profonde, homo sanguinolis, sa nature animale, viscérale, quand l'homme n'est plus qu'une masse organique. Arrachez la peau d'un homme et vous aurez une forme sanguinolente, vermeille, une forme cochenille écrasée pas si différente d'un chien écorché, se dit parfois le colonel ».

Le colonel est un « spécialiste » dont on ne peut se passer du talent, un « virtuose » de la torture, et, malgré le changement de régime, il est encore là, sur les décombres de la dictature qu'il a pourtant servie avec zèle, ultra-compétent en la matière. Et je frémis en pensant à ce talent, et me vient une pensée plus qu'émue à tous les hommes-poissons, ces hommes noyés, à tous ces hommes coupés, tailladés, sectionnés, à tous ces hommes dépecés, de toutes les guerres, dont la souffrance extrême les transforme en choses…et pourtant le regard de certains arrivent à rester digne, profond, presque serein, deux puits d'humanité absolue lorsqu'il ne reste plus que l'âme, inatteignable…
L'auteure nous écorche la nôtre, d'âme, nous asphyxie, avec les actes et les pensées du colonel mais aussi celles du général qui s'enferme dans son bureau pour d'interminables parties d'échecs en solitaire et surtout celles de l'ordonnance qui récite dans sa tête les lettres de sa mère pour prendre de la distance face au spectacle terrifiant qui se joue dans le cercle de lumière.

La poésie d'Emilienne Malfatto est grise, monochrome, à l'image de l'aquarelle sur la couverture du livre. Brumeuse mais claire, la lumière y est déformée, il y règne une atmosphère de bocal, « quelque chose d'irisé et d'opaque à la fois, la sensation de voir le monde à travers une flaque d'essence ». L'auteure dit sans tourner autour du pot, avec délicatesse, avec beauté, certes, mais avec sincérité et crudité aussi. Quelques touches de couleur sont parfois apportées, vite absorbées par le gris.

« Alors, sur cette lancée et avec un soupir, il soulève sa pesante personne et sort du grand bureau. le hall est désert. Une faible clarté descend des hautes fenêtres. C'est l'heure moutarde l'heure mandarine l'heure ocre – mais l'ocre, comme les autres couleurs, a été absorbé dans la monochromie si bien que le Palais est baigné de cette même lumière grise, à peine teintée d'orange, pistil de safran tout de suite avalé par la cendre ».

La poésie semble être ici un acte de résistance et de dénonciation, un pied de nez à tous ces régimes qui se succèdent et qui commettent des crimes pour tenter de perdurer. C'est J.F. Kennedy qui disait quelques semaines avant d'être assassiné : « Quand le pouvoir corrompt, la poésie purifie ». Emilienne Malfatto nous en donne une démonstration magistrale en apportant une lumière purificatrice aux victimes de guerre, les sortant ainsi de l'ombre marécageuse dans laquelle elles ont été plongées. Un énorme coup de coeur !
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Un tout petit livre ,110 pages , pour un roman qu'on ne risque pas d'oublier , tant le sujet difficile est traité avec brio par une autrice que , j'avoue mes lacunes , je ne connaissais pas .Bref , une rencontre imprévue , dictée par le fait que , sélectionné parmi les quatre finalistes du prix Landerneau des Espaces Culturels Leclerc ,ce livre m'est tombé dans les mains .Et c'est bien par les mains que nous avons fait connaissance , lui et moi .Quelle couverture !!!
Le ton est donné et si les mains tournent et retournent , les yeux , eux , recherchent , en vain ,la moindre trace de couleur vive , gaie , joyeuse ...Un homme , un homme ou une silhouette ? , un fleuve sans vie , des ruines , un imposant nuage ...Des ruines et la désolation à l'infini...L'illustration , donne le ton ....
La ville , le pays , l'époque ? pas important , c'est Intemporel ...partout , nulle part ....Les hommes ? Ils sont trois , eux aussi plus "ombres chinoises "qu'êtres de chair et d'os , sans nom , juste avec des titres : le Général disjoncté , le Colonel en proie à des démons qui l'empêchent de dormir et l'Ordonnance figée à la limite du "Halo lumineux " , attendant ...pourquoi pas la place, prêt à faire , ici ou ailleurs , le " travail " du Colonel .Dehors gît la tête du dictateur , éternel recommencement .
C'est autour de ce "triangle " que l'art de l'auteure va s'exprimer et , franchement , c'est ce qu'on appelle " de la belle ouvrage ".
L'alternance de la narration qui nous ramène au présent et de la poésie en vers libres qui traduit les pensées destructrices du Colonel est magistrale , créant , tout au long du récit , une impression de poids angoissant , un sentiment d' impossibilité de se sortir de cette cave symbolique , de la stupidité et de l'absurdité des conflits .Certaines et certains d'entre vous songent déjà à fuir cet ouvrage , arguant qu'ils redoutent sa violence , je préciserai que les scènes insoutenables auxquelles on pourrait s'attendre sont quasiment absentes et ne peuvent donc pas ( à mon avis ) heurter les sensibilités , mais à chacun son vécu et sa perception des choses .Je crois savoir que des lecteurs ont , et c'est parfaitement leur droit , renoncé en cours de route .
Dans les premières pages , face à un ennemi , le Colonel a tiré le premier , condamnant son adversaire à la mort et se condamnant lui - même à un tête à tête permanent et destructeur avec un fantôme ..puis bien d'autres , jusqu'à......
Un livre remarquablement écrit qui risque de marquer longuement ses lecteurs et lectrices même si , malheureusement , il ne sera pas de nature à changer la nature humaine .
Aimé ? Pas aimé ? Question sans réponse .A vous d'y trouver - ou non - une once de lumière , une once d'espoir .Pas gagné; A bientôt.
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Le colonel ne dort pas, parce qu'il a été responsable de trop de morts durant cette guerre, et que ceux-ci reviennent le hanter la nuit, le torturant comme il l'a fait avec eux, le tuant à petit feu comme il leur appliquait l'art de ne pas les faire mourir trop vite. Car la mort est une délivrance, comme le sommeil.


Si le sujet semble fort en nos temps de guerres perpétuelles, la forme n'est pas en reste : Emilienne Malfatto (auteure de « Que sur toi se lamente le tigre ») alterne les chapitres en vers libres dans la tête du colonel insomniaque, avec les chapitres où elle prend elle-même la prose pour raconter son histoire.


Deux récits qui se complètent parfaitement, autant sur la forme que sur le fond. Deux points de vue, aussi. Les vers libres, c'est à la mode c'est vrai. Mais ça permet de donner au colonel l'humanité qu'il semble avoir perdu de l'extérieur. C'est très beau, et ça compense l'écriture certes vive mais plus désincarnée du récit qui nous raconte l'histoire de l'extérieur.


On effleure dans ce texte quelques sujets qu'il aurait toutefois été intéressant de creuser, comme la culpabilité ou pas de tuer en temps de guerre, l'interchangeabilité des méthodes et des êtres entre démocratie et dictature, ce que ressentent profondément les différents acteurs du drame etc… On espère que le personnage sur lequel le projecteur est braqué pourra donner corps à ces réflexions, les nourrir, et non simplement les nommer… Hélas, pour ma part, en vain.


Au total, passé la bonne impression de départ, je n'aurais pas ressenti grand chose à la lecture de ce court roman de 120 pages. Peut-être m'a-t-il manqué un peu de profondeur, d'attachement au personnages, de contextualisation aussi. Et d'une fin moins… plus… Pfff bref, d'une vraie fin quoi. Après le déluge d'éloges pour Que sur toi se lamente le tigre, je m'attendais à quelque chose de plus complet et de plus fort. Je n'ai pas été prise dans la tempête de culpabilité et de remous du colonel, ni été submergée par une vague d'émotions au contact de son âme qui pulse ; je n'ai eu que l'écume, le superficiel et léger, ce qui reste quand l'immense présence de l'océan se retire. Je ne risquais pas de me noyer : je suis restée en surface. Et je le regrette.
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Comme la couverture grisée, floutée grise d'un paysage déserté, un homme seul, un fleuve, et un immense nuage noir menaçant : voilà le sujet du génial « le commandant ne dort pas ».
Gris, c'est le colonel, qui met mal à l'aise son nouveau chef, le général, ainsi que l'ordonnance béret rouge*, sous ses ordres, se tenant en retrait au garde á vous*, prisonnier de la peur que le colonel lui inspire : il l'assiste, or ce qui l'intéresse c'est de retrouver le monde d'avant, il pense à sa mère à ses lettres bleues raturées par la hiérarchie*, aux filles, sauf que dans ce pays qui sort d'une longue guerre la chute d' un Dictateur*, la paix est plus que compromise.
L'homme seul de la couverture, c'est donc le colonel qui vient d'être nommé, dans ce Nord ravagé par la pluie ( autour du Tigre probablement ) : bien qu'appartenant à l'ancien régime, c'est un agent indispensable un spécialiste*.
Le colonel est gris, il fait son travail de Reconquête, noble cause pour lutter contre l'Ennemi, empêcher qu'ils viennent violer vos femmes (égorger vos fils vos compagnes) ces terroristes, à qui il faut arracher- arracher, souligne Malfato-les secrets.
Par la torture.
Le colonel n'arrive cependant pas à dormir, même s'il aime torturer, surtout un ennemi qui le regarde sans haine et contre lequel il se déchaine.
Car le nuage noir ne va pas seulement déverser des pluies, il symbolise la conscience de ce colonel qui se voit devenir ombre, il ne peut occulter sa part d'ombre, une ombre qui pèse autant que le nuage noir, qui rend l'oubli impossible.
Comme Sisyphe, son destin de torturer le torture ; un lynx vient lui dévorer la poitrine, il meurt de faire mourir, dépecé à force de dépecer.

La descente dans les sous-sols est une descente en lui-même , ses martyrs deviennent chaque nuit ses bourreaux venant le hanter; la ville elle-même a « quelque chose d'éventré, les entrailles de la ville à l'air, la terre violée, dévastée, ici rien ne poussera plus, terre sans blé sans moissons. »
Comme il ne dort pas, il se pose des questions:

Aurai-je même servi une noble
cause
comme ils disaient
se rappellera-t-on de moi sur une
stèle.
Entrelaçant dans son livre les réflexions intimes du colonel qui ne dort pas et a le temps de penser à la mort qu'il a tellement donnée qu'elle en est devenue une amie une alliée , avec le récit « objectif », Emilienne Malfato entrelace de plus l'ironie ( l'envoyé de la Capitale pour régler la pluie qui tombe trouve la porte fermée « celle-là on ne la lui avait jamais faite, et il n'a pas signé pour être plombier, nom de Dieu) à une grande pudeur.
Une prouesse que cet enlisement dans le gris et l'ombre, « comme une déliquescence du monde et du temps, une lente décrépitude des choses et des êtres » nous soit livré, ainsi, brutalement, grâce à la force de l'écriture, une manière d'enchainer sans mettre de virgule ( que j'ai essayé de traduire voire mes *)
Et puis nous avons tous une part d'ombre :
« Peut-être sommes nous tous
hantés sans oser
le dire
en parler
chacun persuadé d'être une ile
un cas particulier. »
Un petit clin d'oeil à mes deux spécialistes : Onee et Idil.
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Le roman s'ouvre sur la harangue qu'un colonel en charge de la « section spéciale » adresse aux fantômes de ses victimes qu'il nomme « Hommes-poissons » et qui hantent ses rêves et lui ôtent le sommeil.
L'histoire se déroule dans la ville d'un pays gris jamais nommé, il pleut sans cesse, et on y mène une guerre qu'on nomme reconquête (qui évoque une guerre proche de nos frontières, hélas bien réelle).
Après avoir écouté ce colonel qui torture les prisonniers, on fait la connaissance d'un général qui préfère s'enfermer dans son bureau pour jouer aux échecs plutôt que d'affronter la réalité sur le terrain. Seul dans son palais décadent, il se bat contre les gouttières qui inondent son monde et, peu à peu, il perd pied.
Car tout flotte dans ce pays monochrome et humide, monde halluciné.
« Gris le ciel bas, gris les hommes, grises la Ville et les ruines, gris le grand fleuve à la course lente ».
Seul un jeune ordonnance semble s'accrocher au réel. Il cherche à se faire oublier pour rester en vie et pense aux filles de son village et aux lettres de sa mère et ses joues se teintent de rose, seule couleur dans le gris ambiant.

Le récit des évènements alterne avec les monologues du colonel. le tortionnaire déroule sa vie, confie ses inquiétudes, ses convictions.
« Les morts de guerre ne sont pas des crimes, soldats, nous disait-on puisque vous avez tué pour une cause noble ».
Ce huis-clos terrifiant met mal à l'aise, et le texte sibyllin enferme le lecteur dans un récit glaçant.
Dans un style épuré, surréaliste, l'auteure dénonce la guerre avec sa barbarie, ses lâchetés et son absurdité qui, parfois, mène à la folie.
Le monologue halluciné du colonel m'a évoqué le monologue incantatoire du tirailleur sénégalais dans « Frère d'âme » de David Diop
C'est très court (111 pages), l'écriture est poétique, le texte corrosif et on sort de cette lecture un peu sonné.

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Dans un décor intemporel et et un espace indéterminé, le seul repère est la grisaille, celle qui signe la destruction, le chaos issu d'une volonté humaine d'anéantir pour s'approprier. Au coeur de cet univers, un homme qui ne dort pas, qui ne dort plus, qui ne peut plus lâcher prise, tant ses actions de « spécialiste » lui ont interdit à jamais de trouver le repos, de mettre à distance ce qui revient de sa mission.

Ce court texte est terriblement poignant. L'absence de référence à un épisode précis dont l'histoire nous a laissé de nombreux témoignages, augmente la portée des mots, et fait accéder le récit à une dimension universelle.

Autour de lui, le général perdu dans une partie d'échec sans fin, et le planton focalisé sur son rôle précis n'ont sans doute pas ouvert la brèche qui laisse passer les remords er les questions qui perturbent. Maillons d'une hiérarchie qui dilue pour occulter la réalité de la guerre.

Avec une écriture très élégante, qui confine à la poésie, Émilienne Malfatto nous offre une fable universelle sur la culpabilité et la responsabilité, et un constat sans appel sur le cataclysme que représente un conflit où l'humain perd toute signification pour n'être qu'un outil à torturer ou détruire en fonction de son utilité.

Ces pages désincarnées sont très impressionnantes de profondeur et sensibilité.

112 pages Editions du sous-sol 19 Août 2022

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Avec violence, Emilienne Malfatto nous plonge la tête sous l'eau boueuse. Nos yeux écarquillés d'horreur contemplent avec effroi les Hommes-poissons dériver à la surface.
Ces hommes-poissons et Hommes-chiens et tous ceux que le colonel a méthodiquement noyés, électrocutés, entaillés, cisaillés, découpés, écorchés, avec une application qui confine au raffinement, reviennent hanter ses nuits. Depuis fort longtemps, le colonel ne dort plus, ses fantômes se glissent sous ses couvertures et se vengent enfin des sévices endurés.
Qu'y a-t-il dans la tête d'un tortionnaire, d'un monstre froid déshumanisé ?
Quel texte puissant, comme un souffle dévastateur ! Qui tranche dans le vif, percute, tourmente. Lecture hallucinée, oppressante, le lecteur en apnée peine à retrouver son souffle face à la toute-puissance du tortionnaire sur sa victime.
Emilienne Malfatto au sommet de son art dans ce texte court, brut. Des personnages archétypaux déshumanisés, anonymes car leur récit n'est en rien singulier (d'ailleurs le colonel ne mérite même pas un c majuscule), c'est le récit universel de tous les hommes désincarnés qui font la guerre, tuent sans plus d'états d'âmes, sans se poser des questions.
Leurs êtres se dissolvent, perdent les couleurs de la vie, deviennent gris, la lumière dans leurs pupilles a cessé de briller depuis longtemps, leurs ombres s'allongent tels des boulets qu'ils trainent inlassablement dans la ville champ de bataille, champ de ruines, dans laquelle plus aucun rire d'enfant ne résonne.
« Il descend les escaliers aux arêtes tranchantes qui mènent au sous-sol et il a l'impression de descendre en lui-même, comme si à chaque marche il pénétrait dans une couche à la fois plus profonde et plus insensible de son esprit, comme s'il se recroquevillait à la manière d'un escargot pour qu'il y ait désormais, entre lui et le monde - entre lui et les hommes qu'il faudra briser aujourd'hui - une carapace. (p.37) »

Ils veulent croire qu'ils ne font que remplir leur devoir, répondre à l'appel de la Nation, le colonel ne serait-il qu'un fonctionnaire de la mort ? Pourtant, c'est bien lui et lui seul qui porte le poids de ses suppliciés sur les épaules et les fait passer de vie à trépas.
À nouveau, un énorme coup de coeur, l'auteure confirme son talent dans la fiction après le superbe Que sur toi se lamente le Tigre. Des passages en vers libres que j'aurai pu recopier dans leur intégralité, tant j'ai été bluffée par leur rythme impeccable et leur beauté poisseuse et nauséabonde.
À lire le coeur bien accroché !

« […] je regarde cet homme
cette nouvelle recrue
cet homme qui va devenir mon ombre
qui va alourdir mon ombre sur mes pas
c'est fou ce que c'est lourd une ombre
on ne le croirait pas
avez-vous déjà remarqué
quand le soleil tombe à l'horizon
cette ombre longue et lourde le long des murs
accrochée à vos pas
ce qu'elle est lourde à traîner
et quand vous vous retournez
vous ne la reconnaissez pas
c'est qu'elle vous montre la part que vous ne voulez
pas voir

la part d'ombre

mais moi je la regarde je la cherche
je la connais
et chaque jour inlassablement je l'accrois
je la nourris
si bien que
désormais
quand je longe les murs
on dirait que l'ombre a englouti la ville »
(p74-75)
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Le colonel ne dort pas fait partie de ces textes courts en nombre de pages et puissants dans leurs déflagrations.
C'est une guerre ou plutôt une période d'après-guerre, c'est un pays qui ne dit pas son nom.
Un dictateur a été renversé.
Le fracas des armes s'est tu. Maintenant c'est la période de la Reconquête. Quel nom détestable avec tout ce qu'il revêt ! Mais c'est une autre guerre qui commence, plus insidieuse. Cette guerre qui fut, on l'appelle la Longue Guerre, eux on les appelle les Hommes-poissons, ceux qu'il faut continuer de faire parler pour sécuriser le pays, c'est une façon de nommer les personnes, les faits, sans les dire précisément, comme d'autres guerres ici et là jalonnent les pans de l'histoire de l'humanité.
On pourrait penser que ce pays est fictif, l'époque aussi. La manière de raconter ce récit lui donne une portée terriblement universelle, avec cette musique intérieure qui ronge l'âme, qui s'immisce en dedans jusqu'à empêcher le sommeil de venir, de revenir.
Un colonel vient d'arriver et à ce moment il se met à pleuvoir. Il vient accomplir son travail, une sale besogne. Tous les jours, il se rend, conduit par son ordonnance, dans cette pièce humide d'un sous-sol. C'est un travail quotidien presque ordinaire. Couper, tailler, sectionner, rompre, trancher, briser, arracher... Arracher oui, des aveux, mais pas que... le terme est sinistrement approprié. Vous aurez compris, le colonel est une sorte de boucher sans que cela soit péjoratif de ma part pour cette noble profession. C'est devenu son métier, sa spécialité. Il est reconnu pour cela.
Dans ce sous-sol, il y a des hommes qui vont devenir des choses, puis plus tard le soir ne plus rien être. Disparaître.
Justement le soir, une fois son travail accompli, le colonel rejoint le Palais, va rendre compte au général...
Mais le colonel ne dort pas, c'est un peu l'arroseur arrosé, le colonel tortionnaire, à son tour est torturé par les fantômes des morts qui reviennent avec leurs mots et c'est lui qui leur parle alors. Étrangement.
Le colonel ne dort pas. Son devoir l'obsède, le submerge. « Ô vous mes martyrs qui hantez mes ténèbres. »
Émilienne Malfatto nous entraîne dans un huis-clos qui fait froid dans le dos. J'ai aimé sa façon d'écrire, emplie de pudeur, de construire ce récit alternant prose implacable et poésie onirique pour dire le quotidien d'un spécialiste de la torture et dépeindre les tourments qui le hantent.
C'est un magnifique plaidoyer qui dit l'absurdité de la guerre et l'abjection de la torture.
C'est une ville trempée de pluie, j'ai été marqué par la couleur grise qui domine les phrases, les descriptions.
En effet, le décor est gris, humide, des ombres se faufilent sans arrêt dans la conscience de ce colonel l'empêchant de dormir à jamais. Ce décor est sombre, tandis que des morceaux de lumière entrent comme des fragments dans les pages de ce récit, des voix peut-être qui reviennent d'outre-tombe...
En périphérie de toutes les guerres, il y a toujours des pièces froides en sous-sol où l'on tente de déshumaniser des femmes, des hommes...
Les personnages qui nous sont donné de rencontrer sont peu nombreux : le général, le colonel, son ordonnance.
Le décor est sobre. Un sous-sol en journée.
Le Palais où chaque soir le colonel vient faire son rapport. Il y a aussi le buste décapité d'un dictateur renversé.
Il y a toujours des nobles causes pour justifier la torture, les guerres d'aujourd'hui n'échappent pas à ces éléments de langage : sécuriser, protéger les autres populations... On appelle même cela « des opérations spéciales », pour ne pas dire « des actes humanitaires » dans le récit des dictateurs...
Ce texte est traversé par les mensonges éhontés qui font que les peuples soumis se satisfont toujours en gobant de belles chimères plutôt que de vouloir chercher la vérité. C'est à cela qu'on reconnaît un peuple « soumis ». Moi j'appelle ça des peuples aveugles, complices...
Dans ces pages où il pleut tout le temps, il y a aussi une dimension absurde, grotesque que revêtent étrangement toutes les dictatures, peuplées d'images ubuesques. Comme celle par exemple de ce général enfermé dans son bureau qui ne quitte plus son parapluie noir, à cause justement de la pluie qui s'infiltre partout...
Un texte à l'épure, indispensable, écrit à l'os, qui résonne douloureusement comme un écho insupportable dans le fracas du monde.
La pluie bientôt s'arrêtera, il faudra bien sécher les blessures, après.
Le colonel ne dort pas est un texte beau, tragique, essentiel pour dire le paradoxe d'un tortionnaire, pour décrypter le monde d'aujourd'hui aussi qui continue de dysfonctionner, peut-être hélas à jamais...
Un véritable coup de coeur !
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