Je suis Hubert Lantier, pirate bibliophile, passionné d'histoire et de généalogie. J'ai vécu bien du temps en mer, mais il est un temps où l'on quitte le navire, vous connaissez cette expression...Je passe mes journées dans les livres désormais.
J’aime me souvenir de notre rencontre, quand j’étais sous-préfet à Embrun, une ville des Hautes-Alpes. Je n’avais jamais vu une femme aussi belle ! Ce fut un vrai coup de foudre. Pourtant, j’étais un célibataire endurci ; des rumeurs couraient sur mon compte : on ne me voyait jamais en compagnie d’une dame. Mon père avait tenté de me chercher une épouse : je n’imaginais pas partager la vie de quelqu’un que j’aimais à peine. Mon métier me comblait, je voyageais et j’étais libre. Je ne comptais pas m’embarrasser des tracas amoureux. Les femmes étaient des étrangères ; j’évoluais dans un milieu d’hommes, mes oncles avaient été très présents durant mon enfance. A trente ans, j’étais riche ! Mais cela ne m’émut pas, je n’ai jamais été dans le besoin. Louise avait dix-neuf ans quand je l’ai vue pour la première fois. C’est elle qui m’a donné l’envie de réaliser de grandes choses, de nous construire notre château. Elle était d’une grâce telle qu’elle ne me semblait pas humaine. A qui imaginerait une femme éthérée, une princesse blonde et effacée, je pourrais seulement opposer que sa beauté était italienne ; que sa fragilité apparente ne masquait pas l’acier de son regard ; que quiconque le croisait tombait amoureux d’elle. Je ne sais pas pourquoi elle m’aima, peut-être selon le mythe que les femmes ne craignent pas les ours.
Suarès n’était pas rancunier. Il reprit son entrain habituel, sa façon légère de parler. Pour détendre l’atmosphère, il commença par dire qu’en l’honneur de la demeure qui allait se refaire une jeunesse, il venait de composer deux vers. Avant de les déclamer, il dit :
« Et je veux qu’à ma mort, qui n’arrivera peut-être jamais, on grave ces mots sur mon crâne ! »
Il fit quelques entrechats au milieu de la pièce étroite, sous le regard ahuri de ses compères :
« C’est un préambule au poème ! »
S’éclaircissant la voix, il chantonna son œuvre qu’il répéta comme un refrain :
« Les chats ont du goût :
Ils aiment le poisson. »
Lantier ne pouvait pas en vouloir à un tel excentrique. Il sourit et convint qu’on en avait fini pour aujourd’hui :
« La prochaine fois que nous nous verrons, ce sera le grand soir. »
Rendez-vous était pris.
Au son du violoncelle approchèrent de toutes parts des êtres disparates : la plupart d’entre eux passaient par les grilles mais, de l’autre côté, j’en vis certains escalader le mur comme une falaise, avec une facilité étonnante. Deux hommes-grenouilles soulevèrent la plaque d’égout, s’y faufilèrent pour emprunter les canalisations, et ils se retrouvèrent dans la salle, la tête cachée par leur scaphandre qu’ils ne comptaient pas quitter. Ils me faisaient penser aussi, quand ils s’apprêtèrent à danser, à des escrimeurs insolites qui laissaient derrière eux une vague odeur de vase.
« Ô Diable, il convie même les clochards ! » m’écriai-je dès qu’apparut un personnage velu et famélique qui entra dans la pièce en poussant d’inquiétants grognements. Quelle invitation à la danse ! Quel bal se préparait ! Des bras cassés, des jambes tordues, et pour l’instant si peu de femmes.
Je vis arriver, qui grouillaient comme des cafards quand la lumière du jour s’éteint, des créatures de toutes sortes, et, malgré la musique lancinante qui s’élevait, je surpris, au dehors, la conversation d’un autre groupe d’individus.