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Critique de coincescheznous


Rupture(s) est l'un des essais les plus médiatiques de 2019, en raison de sa thématique évidemment, mais aussi pour la qualité de vulgarisation de l'auteure qui rend sa philosophie accessible à tous.

Le thème est tellement d'actualité que je ne sais même pas par où commencer. Aujourd'hui, tout est rupture : rupture écologique, rupture climatique, rupture économique… accompagnées en permanence de la rupture au niveau micro : savoir rompre, les bienfaits de la rupture, rompre pour devenir soi. Bref, à tout bout de champs, il faut rompre : rompre le modèle dominant, rompre sa routine, rompre ses habitudes, rompre son contrat de travail pour « suivre ses rêves », rompre sa relation amoureuse pour « devenir qui nous sommes » … Et même si vous êtes rompu(e) (que cela n'est pas votre décision) par l'amour, la maladie ou le destin, le mythe de la page blanche, de l'éternel recommencement, de l'invention qui sort du chapeau vous surplombent : rompre ou être rompu, que l'on veuille ou non, que cela soit conscient ou non, c'est tendance, ou tout du moins banal.

Claire Marin commence son essai par un parti pris que j'ai tout de suite beaucoup aimé, à l'encontre du développement personnel épuisant qu'on entend H24 et qui me donne envie de balancer des gifles tellement je n'en peux plus. le parti pris, c'est celui-ci :

« Je résisterai dans cet ouvrage, comme dans les précédents, par entêtement ou par conviction, à la tentation de l'optimisme en balayant d'emblée les lectures simplificatrices et positives de la rupture et du recommencement. On aimerait y voir l'occasion d'une vie neuve, d'une page blanche, de donner une valeur rétrospective à un échec en le transformant en savoir, en richesse, en expérience. Il y aurait des vertus de l'échec. Vraiment ? Mais la rupture n'est parfois qu'un gâchis, un manque de courage, une pure lâcheté, un renoncement. le constat d'échec d'un couple, d'une famille, d'une amitié, d'une politique, d'un projet. Et l'échec n'est souvent rien d'autre que lui-même, pauvre, décevant, un pur raté. La plupart des échecs ne nous apprennent rien. Pire, nous nous enlisons souvent dans le bégaiement des mêmes échecs, comme s'ils étaient inévitables, et ce, dans une jouissance paradoxale de leur répétition presque rassurante. […] Je ne suis pas, à la veille d'une nouvelle aventure, plus aguerri par les déroutes précédentes, mais bien susceptible de nouveau de me perdre dans les mêmes chemins de traverse. Il est possible que je n'aie finalement rien appris. »

C'est un peu dur, lu comme cela, mais le cheminement est intéressant et nous emmène à des questionnements identitaires forts (mais n'est-ce pas là la magie de la philosophie ?).

Tout d'abord, et c'est un préambule nécessaire, Claire Marin distingue la rupture de la séparation. Dans la séparation, on reprend ses billes, on repart comme on est venu, tel(le) quel(le). La rupture est un lien qui rompt, et jamais à l'exact moitié de la relation. On ne repart pas comme on est venu, mais un peu agrandi ou diminué par la relation d'origine : c'est une déchirure, et une déchirure, ce n'est jamais nette. Je ne repars pas indemne, comme s'il ne s'était rien passé. Il y a une trace, des séquelles, ce n'est pas un évènement neutre. Dit plus clairement : cela ne peut pas ne rien nous faire, puisque l'on emporte avec soi, ou on laisse sur place, quelque chose. Il ne faut pas minimiser les ruptures. Elles sont toujours une source de souffrance. Même quand on les a voulues et décidées, elle reste une source d'angoisse, de désarroi, et souvent de tristesse. Il faut apprendre à vivre avec ce qui n'est plus et ce qui est désormais et ce n'est jamais une chose facile.

C'est là où l'auteure prend une voie différente des discours ambiants. Les discours ambiants vous diront : ce n'est pas facile mais ça vaut le coup car vous allez vous retrouver, devenir qui vous êtes, recréer votre vie à votre image, blabla, blabla…
Perplexité de l'auteure.
Me retrouver ? Devenir qui je suis ? Créer une vie à mon image ?
Des formules qui pour elle ne veulent rien dire philosophiquement et intrinsèquement. Sommes-nous une personne que nous pouvons perdre puis retrouver ? Non. Pour Claire Marin, nous sommes une multitude de personnages qui cohabitent, certaines personnalités prenant le relais ou en doublant d'autres selon les moments de la vie, sans que cela ait nécessairement du sens ou un fil conducteur. On cherche un sens à tout, une unité de chair et de faits, mais cela reste un fantasme. Il n'y a pas un moi, mais des « moi », qui s'ajoutent, disparaissent, réapparaissent, sans queue ni tête, selon mes lassitudes, mes envies, mes aléas et tant de choses que l'on ne peut nommer. Mais pourtant, certains rompent avec des situations en se disant « que ce qu'ils vivent ne leur ressemble pas », que « ce n'est pas eux », que ce personnage qu'ils regardent évoluer n'a rien à voir avec la vie qu'ils devraient vivre.
Ici, la philosophe nuance son propos. Oui, dans certains cas, il y a un élan vital qui nous pousse à un certain alignement, et donc à rompre. Oui, parfois, le rôle endossé est trop décalé de sa personnalité et de ses envies fondatrices, il faut rompre pour vivre. Mais il ne faut pas être dupe, ce n'est pas toujours le cas, et l'élan vital a aussi bon dos pour empêcher de voir ce que l'on ne veut pas voir : l'espoir de se fuir soi-même : « Rompre est alors moins la quête d'une vérité intérieure qu'une tentation du vide, une jouissance de l'effacement ou de la négation de soi, une libération dans la disparition. […] Toute nouvelle vie ne serait finalement qu'une modulation de l'ancienne. Peut-on créer par la rupture amoureuse une existence radicalement neuve ? de quoi, de qui, pouvons-nous réellement nous défaire ? »

Il ne s'agit pas ici de prêcher contre la rupture. Il s'agit simplement de remettre la rupture à sa place, ce qu'elle est : une déchirure. Ni une promesse d'avenir joyeux, ni l'ouverture d'une descente aux enfers.

L'auteure continue son argumentation avec les ruptures liées aux maladies, ou aux aléas. Car finalement, la plus « grosse » rupture (si tant est que cela ait un sens), est la rupture que l'on a avec notre propre croyance : celle que rien ne peut nous arriver. Jamais nous perdrons un enfant, jamais nous n'aurons un grave accident, jamais ceci, jamais cela, cela arrive aux autres. Jusqu'au jour où… Et là, quelque part, la rupture avec notre croyance d'immortalité arrive. Et c'est ici que le choc se fait. Il y a un avant et un après. Comme dans toutes les ruptures. Pas un après mieux qu'un avant, pas un avant forcément mieux que l'après… Il y a juste eu « rupture » et il faut dorénavant composer avec.

Rupture(s) est un très bel essai. le style est un peu répétitif, on aurait parfois compris la même chose avec moins de mots pour le dire, mais cela fait partie de la dialectique de Claire Marin et c'est bien. Il y a également beaucoup de jolies références littéraires que j'ai appréciées. Mais finalement, ce qui m'a le plus plu, c'est ce détachement sur un sujet tendance, cette remise de l'église au centre du village : il n'y a pas d'un côté les bonnes ruptures qui font grandir, et de l'autre les mauvaises ruptures. Il n'y a pas non plus le culte de la rupture comme début d'une nouvelle vie (forcément mieux). Il y a juste la rupture en tant que telle : ce qu'elle est, ce qu'elle signifie. Et la possibilité pour tout à chacun de continuer une vie où l'on s'accroche aux moments de joie qui restent à vivre, si on en est capable.

Je ne comprends donc pas les critiques de Madame Figaro ou Elle ou tous les autres magazines féminins qui ont des unes du type « Rompre pour être heureuse », je pense très sincèrement que l'ouvrage n'a pas été lu, ou alors on n'a pas du tout lu la même chose :



Je me reconnais plus dans l'interprétation qu'en a fait Libération :



Bref, un essai qui arrive à point nommé pour contrer la déferlante assommante des dernières années en développement personnel bidon et superficiel.

Jo la Frite

Lien : http://coincescheznous.unblo..
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