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Critique de HordeDuContrevent


Un roman américain pur jus. Mais qu'est-ce qui caractérise tant la littérature américaine, au point de savoir que c'en est même si on devait me cacher le titre et l'auteur ? A l'aune de ma (toute) petite expérience en la matière, je dirais que les ingrédients sont souvent les suivants (et, amis Babeliotes, vous pourrez compléter cette liste non exhaustive, ou la nuancer, le débat est ouvert) :

- Une construction astucieuse, oscillant par exemple entre présent et passé, en aller retour s'enrichissant l'un l'autre ;
- Un ensemble de personnages dont la psychologie est analysée finement et profondément ; Loin des stéréotypes, les personnages sont souvent enveloppés d'une épaisseur psychologique qui nous aide à les aimer, du moins véritablement à les comprendre ;
- Une dénonciation franche, argumentée et acerbe, parfois jubilatoire, des grands maux de la société, et notamment de la société américaine ;
- Une part belle accordée à la nature, aux paysages, aux grands espaces, souvent décrits de façon poétique, voire hallucinée, dans cet ensemble de psychologie et de dénonciation, les paysages semblent être l'élément immuable et salvateur. Certains auteurs en font d'ailleurs l'élément central de leur livre, un personnage à part entière, présence de feu et de grâce (Nature writing).
- La présence de dualités irrésolues, non manichéennes : la violence des villes face à la sauvagerie des grands espaces, La laideur des villes moyennes face à l'inquiétante beauté de la nature, les traditions un peu kitsch face à la modernité déprimante, la supériorité condescendante des cow boys face à la violence sans pitié des indiens, le patriotisme des républicains face aux espoirs vains des démocrates…

Alors que l'épure de la littérature asiatique me comble de sérénité, que la subtilité poétique de la littérature des pays de l'est m'enveloppe dans ses mystères, que la mélancolie de la littérature portugaise parle avec émotion à mes racines, alors que la grandiloquence de la littérature russe me fortifie, la richesse foisonnante de la littérature américaine me nourrit. Et ce premier roman de Stephen Markley ne fait pas exception. Roboratif, il l'est et m'est d'avis qu'il restera dans les annales des grands livres de la littérature américaine.

Ce livre débute par l'enterrement de Rick, jeune soldat mort aux combats en Irak , incipit funèbre, puis donne la parole à quatre personnages ayant côtoyé Rick durant le lycée, quatre anciens amis qui n'ont pas voulu ou n'ont pas pu assister au défilé funéraire, et qui reviennent, au début de la trentaine, à New Canaan, ville fictive du Midwest, dans l'Ohio, ville emblématique de la décadence du pays. Un long chapitre précis est consacré à chacun, occasion pour eux de s'exprimer, de dénoncer l'Amérique post 11 septembre 2001, en aller-retour subtil entre passé et présent.
On trouve Bill, politisé, épris de justice, complètement drogué qui doit livrer un mystérieux colis ; Stacey qui a toujours eu du mal avec son homosexualité du fait de son éducation catholique ,prête désormais à l'assumer et qui recherche des traces de son ancienne petite amie, Lisa ; le timide Dan, vétéran de l'Irak où il a perdu un oeil et qui veut retrouver Hayley, son premier amour ; et enfin Tina, la belle nana du lycée que certains hommes ont abusée et humiliée, devenue caissière chez Walmart, aujourd'hui en quête de vengeance. Les quatre récits se déroulent en même temps, sur une nuit, la même nuit.
Ces quatre récits se complètent, s'apportent mutuellement des précisions, des compléments. La nuit du grand retour. L'occasion de dénoncer pèle mêle les dégâts de la toxicomanie, l'intolérance de la religion, l'homophobie, les violences sexuelles, la destruction de la nature et des écosystèmes, la crise de 2008 et ses conséquences en termes d'expulsions, de récession économique, de désindustrialisation, de friches industrielles à l'abandon, les guerres impérialistes, la société de consommation.
Beaucoup de dénonciations donc, qui ne sont pas sans comporter, il est vrai, certaines longueurs. Il faut dire que l'ambition de l'auteur, dans ce premier roman, est impressionnante. On lui pardonnera donc ces longueurs que je vois comme autant de marques d'enthousiasme.

On trouve, en plus des quatre personnes nommées précédemment, tout un ensemble de personnages secondaires, parfois dans le jus de cette ville de New Canan : « ce style de mec qu'on trouve un peu partout dans le ventre boursouflé du pays, qui enchaîne Budweiser, Camel et nachos accoudé au comptoir comme s'il regardait par-dessus le bord d'un gouffre, qui peut frôler la philosophie quand il parle football ou calibres de fusil, qui se dévisse le cou pour la première jolie femme mais reste fidèle à son grand amour, qui boit le plus souvent dans un rayon de deux ou trois kilomètres autour de son lieu de naissance, qui a les mains calleuses, un doigt tordu à un angle bizarre à cause d'une fracture jamais vraiment soignée, qui est ordurier et peut employer le mot putain comme nom, adjectif ou adverbe, de manières dont vous ignoriez jusque-là l'existence ».

New Canaan nous est présenté sans fioriture : « la banlieue de New Canaan apparaissait comme un condensé de tout le mal-être du Midwest. Cette maigre zone commerciale avait perdu tous ses panneaux, on n'y voyait plus que les silhouettes spectrales d'activités disparues et les petites traces de rouille aux endroits où des vis plongeaient naguère dans le stuc. La suite du chemin était marquée par toutes les tumeurs habituelles. Maisons avec un panneau À VENDRE. Maisons avec un panneau SAISIE. le reste à louer et manifestement pas loué. Andy's Glass Shop, fermé. Burger King, ouvert. ». « Toutes les villes de l'Ohio avaient de grandes étendues gangrenées qui ressemblaient à New Canaan, la même géographie de zones commerciales cancéreuses aux avant-postes violemment éclairés vantant diverses variations autour du crédit à la consommation. »

J'ai été subjuguée par la vision qu'essaie de rendre compte Stephen Markley lorsque nous sommes sous l'effet de stupéfiants, je comprenais et ressentais comme si j'avais moi-même ingurgité toute cette drogue : « Bill courut jusqu'au grillage, les bras comme des pistons, les poumons aussi gonflés que des ballons dirigeables. Il courut sous le regard attentif de son Léviathan, cette créature opaque qui ne connaissait que l'autorité et la faim, et qu'on ne peut pas voir si on n'est pas sous l'effet bénéfique de trois types de substances différentes parce que la regarder c'est la manquer. Tournez les yeux dans sa direction et elle retrouve son état gazeux. Elle fixait Bill avec curiosité, trente-sept millions d'yeux-microscopes disséquant la surface du pays nu. Il empoigna le grillage, grimpa au sommet et passa par-dessus. Il atterrit en roulant, des brins d'herbe se collèrent à ses coudes, il se remit debout puis il sprinta vers le terrain. Il franchit la surface en polyuréthane noir et ses tennis foulèrent l'herbe sèche. Il se plia en deux, baissa les mains et lança les jambes vers l'arrière en une roulade désordonnée. Il était un accélérateur de particules qui précipitait des protons et des neutrons les uns contre les autres. Il voyait les électrons se faufiler entre les réalités, il goûtait les fantômes quantiques. Et il atterrit sur le cul. le ciel tournoyait et la Chose disparut, rejoignit les étoiles et le carbone. C'était génial. Il fit des anges dans la poussière comme si c'était de la neige. Il rit sans s'arrêter. »

J'ai aimé plonger dans ce gros roman ; j'ai trouvé magistrale l'ambition de l'auteur de vouloir à la fois sonder les tréfonds de l'âme humaine et d'expliquer l'histoire politique, sociale, économique des Etats-Unis, sans pour autant se poser en donneur de leçon. J'ai trouvé incroyable sa manière de nous faire parcourir ce lieu et nous faire toucher du doigt ces nombreux sujets selon le regard et l'avis des quatre personnages, selon des facettes et des angles totalement différents. Je termine ce livre, repue et rassasiée ! Oui, la littérature américaine ne cesse de me nourrir.
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