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Critique de Musa_aka_Cthulie


Je vous fais grâce de la bio de Christopher Marlowe, suffisamment obscure pour que je ne me mêle pas d'un sujet aussi délicat. Ne nous reste de lui que quelques pièces alors qu'il fut un dramaturge prolixe et célèbre sous Elizabeth Tudor, à peu près le seul avec Ben Jonson à avoir résisté à l'ombre de Shakespeare, et son Faust est largement plus lu que le reste. Il faut dire que trouver ses pièces en français n'est pas si facile (ou alors ça revient cher).

Le Juif de Malte, écrit en... ben on ne sait pas trop, en fait, mais on va dire que c'est entre 1589 e 1593. Donc, le Juif de Malte. Quand on voit un tel titre, c'est presque immanquable, on pense au Shylock de Shakespeare (plus tardif) dans le Marchand de Venise, et, du coup, on se demande si on va devoir se taper une pièce aussi antisémite que d'autres sont misogynes, l'époque favorisant ce genre d'épanchements sur scène. En fait, non.

On a affaire à un personnage central, Barabbas (oui, bon, le nom ne joue pas en sa faveur), qui vit à Malte, et s'est enrichi grâce au commerce. Or, Malte doit un tribut extrêmement conséquent aux Turcs, non payé depuis dix ans. Tribut que ces derniers viennent réclamer (pourquoi avoir attendu dix ans, ça, c'est un mystère, et probablement uniquement un ressort dramatique), et que le gouverneur de Malte n'a pas les moyens de payer, n'ayant visiblement pas économisé en prévision de la chose. Comment s'en sortir ? En faisant les poches des citoyens juifs. Même si ce n'est pas dit, on se doute bien que d'autres citoyens de Malte ont les moyens de contribuer au paiement du tribut, mais Fernèze, le gouverneur, trouve plus logique de voler l'argent de personnes à qui il exprime clairement son mépris. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que Malte est alors censé être un lieu cosmopolite et de relative tolérance, puisque l'île a justement accueilli à la fin du XVème siècle nombre de Juifs d'Espagne persécutés. Mais pour ce qui est du respect des différentes cultures, la Malte de Marlowe n'est pas vraiment un exemple... Donc, après avoir été spolié comme il faut, notre Barabbas remonte la pente, et ce d'autant plus vite qu'il avait tout de même senti le vent tourner - c'est un personnage particulièrement malin. Mais cet acte de spoliation devient l'événement déclencheur d'une folie vengeresse et meurtrière. Il en devient un tueur à la chaîne, tellement chez lui le meurtre appelle le meurtre, et il en devient même un tueur de masse. Et pourtant, c'est le personnage de méchant le plus sympathique du monde.

C'est là une des grandes réussites de Marlowe, et je ne vois pas d'autre pièce où un personnage qui se singularise par sa cruauté, son manque total d'empathie et son obsession pour le meurtre attire autant la sympathie du lecteur, habitué à voir chez Richard III et autres criminels des repoussoirs. Il faut préciser que Marlowe utilise d'une manière spécifique la fameuse mise en abîme du théâtre élisabéthain : Barabbas est un comédien hors pair, qui s'active tout le temps, en fait des tonnes, manigance machination sur machination, tout cela aux yeux du spectateur. Marlowe utilise notamment un procédé qui pourrait, de loin, paraître fastidieux, mais qui fonctionne à merveille. En effet, Barabbas passe son temps à alterner des phrases prononcées à l'intention de ses interlocuteurs sur scène, et d'autres à l'intention du spectateur. Tout ça est d'une grande maîtrise. Dommage, en revanche, que l'acte IV soit plus faible - on y voit toujours autant de machinations (car Barabbas est très loin d'être le seul à faire preuve de sournoiserie et à concocter des plans méprisables), mais beaucoup moins le personnage-titre, qui porte la pièce, et qui manque forcément lorsqu'il n'est plus sur scène. Ce qui a pour résultat de rendre même le dernier acte un peu moins intéressant (mais peut-être est-ce dû au fait que j'aie terminé la lecture de la pièce tard dans la nuit).

Alors bien évidemment, Marlowe joue sur les clichés concernant les Juifs, mais aussi les Turcs... et les Chrétiens. Et s'il est sous-entendu que ces Chrétiens sont des catholiques, car il ne faudrait pas se moquer de la religion de la Reine Elizabeth, on sait bien que pour Marlowe, la différence est de peu d'importance - les religions, c'était pas son truc. Mais si tout le monde en prend pour son grade, si Marlowe se moque d'ailleurs assez brillamment des idées reçues sur les Juifs et les Turcs, l'essentiel n'est pas là. Malte, c'est le lieu de l'argent comme seule valeur, et c'est là tout le sujet de la pièce. Chacun court après l'argent, ce qui autorise toutes les turpitudes. Mais c'est aussi le lieu du machiavélisme - c'est Machiavel en personne qui préside à l'ouverture de la pièce -, et le plus machiavélique des personnages n'est pas Barabbas, qui donne l'impression d'ourdir des complots pour le seul plaisir des spectateurs, mais bien Fernèze, le gouverneur, qui n'a pas plus de parole que Barabbas, mais se montre bien plus froidement efficace. Seule Abigail, la fille de Barabbas, et Calymath, le porte-parole et chef de la flotte turque, peuvent être considérés comme des personnages positifs. Or, lorsqu'on entend à l'acte I Barabbas dire de sa fille qu'elle lui est aussi chère "qu'était Iphigénie aux yeux d'Agamemnon", on imagine bien quel destin attend la pauvre... Quant à Calymath, il pourra s'asseoir sur son sens de l'honneur, car il est sans valeur face à un Fernèze qui gouverne une île pourrie jusqu'à l'os.

Le Juif de Malte, pièce anti-capitaliste ? Voilà qui donne à réfléchir.



Challenge Théâtre 2018-2019
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