Chaque enfant veut croire qu’il n’y a pas de meilleur père que le sien.
À bourse déliée, les magnats du parfum engagent les plus grands metteurs en scène pour nous parler d’amour, de luxe, d’élégance, de sport, de littérature, de mythologie…de ce qui mène au désir.
À ma mère, j’ai offert L’Heure Bleue. Rien ne pourra jamais surpasser ce parfum. Son empreinte est si définitive qu’elle vous oblige à vous draper dans la sensualité d’une femme d’exception. Mon père ne se parfume pas. Des millions de gens ne se parfument jamais. Ils disent que c’est inutile et couteux. Ce qui n’est pas faux. Comme si le désir de se parfumer était tout à fait superflu. Mais je ne connais rien qui ne sente pas.
Ce qui me heurtait dans cet océan de luxe, ce n’était pas les sommes folles engagées, mais que le nom des créateurs n’apparaissait nulle part. Pourtant, sans leur génie, leur ténacité, leurs insomnies, rien n’était possible. C’était comme si un artiste-peintre, moyennant finance, laissait signer par un autre sa toile préférée.
Dans le microcosme du parfum, l’argent avait bien une odeur.
Mon parfum est un enfant sauvage né de la pleine lune, un asocial qui se refuse, un autiste éperdu de chimères. Il sait tout de moi, de lui, je ne sais rien. Ma composition est anxieuse, dissidente, intranquille, méprisante et décline ma joie de l’étreindre. Et à la moindre fausse note, ma partition se fait volatile. Tout est à recommencer.
Pour l’heure, il y avait en moi un parfum à débusquer, une composition que j’avais tant de fois travaillé dans l’obscurité, délaissée sept fois dans les boues olfactives, déterrées huit fois, ressuscitées mille fois du néant. Symphonie que je n’avais jamais réussi à mener jusqu’à son terme. Il me semblait que mon jus manquait d’une essence que je n’avais pas encore rencontrée.
Une ombre apprend à taire ses intuitions.
Dans cet océan de roses de mai, je goûtais les pétales, les reniflais à les flétrir. Selon les semaines, leur goût se modifiait, leur arôme se transformait, leur beauté s’offrait ou se cachait. En fonction de l’intensité du soleil ou de l’heure, du légèrement citronné habituel, des touches de framboise, de litchi ou de vanille se découvrait. Cela m’avait intriguée. Je pris conscience que ces mutations olfactives correspondaient aux cycles lunaires. À croire que les liquides internes des roses montaient, descendaient selon la volonté de ce proche satellite, que l’activité végétative fût en apogée en fonction de l’éloignement ou la proximité de la terre.
Pour rassembler cet élixir de bonheur, je me suis rendue chez un herboriste. Personne ne peut soupçonner le coup de poing olfactif que j’ai encaissé lors de ma première visite en ces lieux remplis de plantes, de racines et de fleurs séchées.