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Critique de zenzibar


Cette anthologie est (presque) aussi longue que la muraille de Chine.

Mais dans l'esprit du Tao, si présent dans la poésie chinoise, ce n'est pas tant l'étape finale, indéterminée, qui importe que le chemin, où se nouent les flux.
Plusieurs années de lecture, qui du reste n'est jamais vraiment achevée, comment pourrait-elle l'être ?
Une lecture au long cours, un chemin sinueux en lacets dont on ne lasse jamais. Deux pas en avant pour découvrir de nouveaux poèmes, trois pas sur le côté pour en relire d'autres, des escapades pour s'attarder sur un auteur dont on a trouvé une oeuvre intégrale.
Objectivement les prix imposés par Gallimard pour les ouvrages pour la collection de la Pleiade sont excessifs, mais là au cas présent cela n'a rien de scandaleux. Beaucoup, sans doute la majorité de ces poèmes, sont sûrement très difficiles à trouver, même dans une librairie spécialisée.
Remi Mathieu a ainsi intégré quelques voix de femme, peut-être plus sobres mais qui ont toute leur place dans un ouvrage de cette nature pour l'embellir davantage encore.

Il y a bien sur toutes les « icônes » légendaires des dynasties Tang et Song mais aussi une multitude de plumes inspirées, dès la période antique, où on écrivait sur des tiges de bambou.

La poésie a toujours occupé une place privilégiée dans la société chinoise, dignitaires, empereurs de Cao Cao à Mao ont calligraphié.

Nombre de ces poètes n'étaient pas de « simples » poètes mais s'illustraient par d'autres talents comme la peinture, tel Wang Wei  ; ils ont souvent bénéficié de statuts privilégiés au plus haut niveau, avant de connaître une vie retirée, volontairement ou non, un peu comme si après avoir vécu dans le confucianisme, ils privilégiaient le Tao.

« Tout le monde a une passion invétérée,
La mienne consiste à aimer composer.
Les dix mille attachements ont disparu ;
(...)
Parfois, quand j'écris un nouveau poème,
Je monte seul au pic de l'est par le sentier.
M'appuyant sur un rocher blanc escarpé,
M'aggripant d'une main à un cannelier vert,
Je surprends les ravins en chantant fort ;
Gibbons et oiseaux se cachent pour m‘épier.
En ce moment, je crains d'être ridiculisé ;
Alors je viens en cet endroit retiré.»
(« Seul dans la montagne je récite des poèmes »- Bai Joyi p. 461)

Leurs mots conjuguent par conséquent grandeur, ivresse, humilité, l'intimité avec la Nature.

« Eaux du fleuve et de la mer se joignent au printemps ;
Avec la marée, la lune brillante surgit sur la mer.
Sur des milliers de lis, son éclat suit les vagues ;
Sur le fleuve printanier, il n'est d'éclat que lunaire.
Le fleuve sinueux ondule parmi les champs parfumés ;
Le clair de lune inonde les fleurs et les arbres de grésil.
On ne perçoit pas la blanche gelée qui vole dans le ciel ;
On ne voit plus le sable blanc répandu sur les îles.
Fleuve et ciel d'une seule couleur, sans aucune poussière,
Seul dans le ciel, le disque lunaire d'un blanc immaculé.
Sur les rives du fleuve , quel homme l'a vue le premier ?
Depuis quand sur le fleuve la Lune a t-elle éclairé l'humanité ?
Génération après génération, la vie continue à se perpétuer ;
Les années passent, la Lune du fleuve ignore le changement.
On ne sait pas pour qui la Lune sur le fleuve s'attarde ;
On ne voit que le long fleuve escorter le courant.
Un fragment de nuage blanc s'éloigne tranquillement ; (...)
(« Sur le fleuve au printemps, nuit de fleurs et de Lune »- Zhang Ruoxu p. 332)

Le désir , les troubles de la sensualité apparaissent en « ombre chinoise » enveloppés dans une ambiance bucolique délicate.

« Parc au soleil levant, calme, nulle brise ;
Dans les cristaux de brume, fleurs éclosent partout semblables,
Je me souviens : dans le palais profond des Talents assemblés,
Une danseuse ajustait dans ses cheveux les épingles de jade. »
(« Cristaux de brume » p. 576 Zeng Gong p. 576)

« (...) Je me souviens encore d'anciens récits au fond des palais :
Cette belle endormie
Aux verts sourcils papillons que frôle une fleur ;
Ne sois pas comme le vent du printemps,
Insensible à la grâce,
Prépare lui plutôt des maintenant une chambre dorée.
Car si tu laisses ses pétales partir au gré des vagues,
Vite tu te plaindras des airs tristes modulés par le dragon de jade,
Et si tu attends trop de retrouver cette obscure senteur,
Elle sera déjà enfermée dans le large lavis près de la petite croisée. »
(« Ombres trouées de lumière » Jiang Kui p. 738)

Mais même s'il s'agit de figures de styles récurrentes les poètes n'ont pas seulement célébré la grâce des fleurs de lotus, l'intimité des clairs de Lune, l'onirisme des paysages karstiques.

Le vin est souvent un compagnon :

« Lune cruche de vin parmi les fleurs ;
Sans aucun de mes proches, seul je bois.
Je lève ma coupe pour inviter la Lune ;
Avec mon ombre nous sommes trois.
Évidemment, la Lune ne sait pas boire ; (...)
Trois coupes : on se lie au Grand Dao ;
Plus encore ; on se fond dans la Nature.
Si vous saisissez la signification du vin,
Ne le révélez pas aux sobres gens »
(« Libation solitaire sous la Lune »-Li Bai- p. 380)

Et ces vers trouvent un écho sept siècles plus tard, en forme d'hommage, à l'éternité du lyrisme poétique.

« Il y avait déjà une Lune avant Li Bai
Mais seul Li Bai sut la célébrer de ses vers.
Combien de fois la Lune a t-elle cru et décru
Depuis que Li Bai est au pays des immortels ? "
(« Chant du buveur face à la Lune » Tang Yin p. 900)

Cette ivresse est également chantée par des poétesses, signe de la vivacité de cette pratique.

« Feuilles rouges répandues :dragon de feu laisse tomber ses écailles ; (...)
Tant que vous ne serez pas fin soul, hé ! Sur votre cheval nous ne vous hisserons pas ! »
(« Feuilles rouges répandues »-Yifeur p. 869)

La pauvreté, la précarité de la condition humaine, l'exil, la solitude sont des sources d'inspiration en résurgence.

« (...) Les monts et les marais s'enchaînent l'un à l'autre
La lande et les forêts s'étendent sans limite.
J'entends feuler un tigre au fonds d'une vallée
Et un faisant crier tout en haut de son arbre.
Un vent désolé souffle au profond de la nuit
Une bête esseulée traverse mon chemin.
Mon coeur s'émeut au spectacle des choses
Et mes sombres pensées s'emmêlent et se nouent.
Je me retourne alors vers le pays natal,
Mais ne voit que mon ombre et je pleure sur moi. (…)  »
(« Sur la route de Luoyang » Lu Ji p. 209)

Tristesse aussi de la femme asservie

« J'étais autrefois la perle sous la main.
De mes parents : aujourd'hui, ne sais comment, atterrie à Pingkang.
Devant les gens faisant l'enjouée et la coquette,
Mille rangs de larmes par derrière.
Trois printemps qu'en ces terres du Sud je bamboche et ribaude,
Pas une seule chose dont les autres ne soient maîtres à ma place.
Inconsolable.
N'y aura t-il pas quelque part dix setiers de perles,
Dont on pourrait racheter nuage ? »
(« J'étais autrefois la perle sous la main... » Zhenzhen p. 823)

Chacune, ou presque, des 1 295 pages de l'ouvrage offrent des émotions sidérantes.
Et ce qui le rend aussi si attachant, en tout cas de mon point de vue, c'est cette étonnante proximité ressentie en dépit de la distance du temps et de l'espace, qui en principe séparent ces poètes du lecteur occidental contemporain.
Et pourtant ne serait-ce que formellement, même pour nombre d'oeuvres écrites il y a plus de mille ans, l'expression apparaît singulièrement « moderne ».
Naturellement, l'écran de la traduction impose fatalement, en principe, une altération préjudiciable des textes. le passage de la calligraphie, qui offre une verticalité, (par exemple, l'homme- « ren » 人- devient subtilement, « naturellement » ciel-tian 天) à l'écriture occidentale, horizontale, plate, mutile la Beauté du texte. Mais en dépit de ce problème ces oeuvres sont magnifiques.

La lecture de cette anthologie constitue incontestablement un véritable défi, mais loin d'être insurmontable tant le lecteur est « récompensé » page après page.
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