Quand on a vécu dans le silence, les moqueries sont délicieuses.
Il fait bon dehors. Les réverbères sont des oranges brillantes qui dansent contre le fond noir de la ville.
Il y a des petits-enfants de tous les âges, mais aucun n’a l’âge d’aimer. Aucun n’a l’âge adulte d’aimer. Ils ne savent pas. Ils aiment Esther car c’est leur grand-mère. Ils ne la connaissent pas. Elle n’aura jamais, avec ses petits-enfants, cette relation adulte de se voir quand on décide de se voir.
Il y a toujours dans les familles un défaut par où la famille fout le camp, sort d'elle-même.
Marguerite Duras
Bien sûr, une mère pardonne tout. Une mère, on peut tout lui faire, elle pardonne. Une mère se quitte, s'ignore, se broie, s'oublie. Le délice des enfants, c'est de torturer leur mère en sachant qu'au bout il y aura toujours et l'amour et le pardon.
Le destin d’une mère, c’est de laisser partir ses enfants. De son ventre, de sa maison, de ses bras. Les douleurs de l’enfantement ne sont rien comparées à la douleur éternelle de la séparation. Mettre au monde ce n’est pas accoucher, c’est se laisser abandonner.
Les enfants oublient leur enfance. Ils en retiennent des impressions, des sensations. Quelques événements. Mais ils oublient. L'enfance est un moment qui appartient aux parents.
Quand ils naissent, les enfants savent que leurs grands-parents vont mourir, ils savent que ça arrivera de leur vivant, c'est la vie. C'est comme ça. Ils sont préparés pour. Les grands-parents sont vieux. C'est attendu. Mais si un parent meurt, alors la douleur est ineffable. L'injustice, le manque de préparation. On ne savait même pas que ça pouvait arriver. La mort a plus d'un visage, l'un doux et compatissant, l'autre cruel et insondable.
Longtemps, Esther avait rêvé de revoir sa famille réunie. Devant elle, à présent, sans qu'elle puisse le voir, prend forme le tableau rêvé; la tapisserie secrète devant laquelle elle avait agenouillé sa vie, et dont, du matin au soir, année après année, elle avait tissé les fils de soie colorés. Sa famille, c'était son œuvre inachevable ; elle les avait noués , les uns aux autres, les fils avec les belles-filles,les femmes et leur beau-père, les petits enfants et leurs oncles et leurs tantes, autant de fils fragiles entre lesquels, avec amour et patience, elle avait laissé ses doigts s'emmêler. Des milliers de petits nœuds délicats dont parfois un, malgré elle, se brisait avec un bruit sec, presque imperceptible, tic, comme une fourmi qu'on écrase
Elle a peur que tout bascule. Si elle change la moindre chose, tout peut basculer. C’est un superstition qu’elle a. Mais si tout est exactement comme elle l’imagine, alors ça ira.