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Critique de berni_29


Pierre et Jean sont deux frères qui ont grandi dans une famille de la bourgeoisie normande. Ils habitent désormais au Havre.
Le père, M. Roland, ancien bijoutier parisien, voue un amour inconditionnel pour la mer, la pêche en bateau et c'est cette passion qui a amené la famille a déménager pour s'établir sur ces côtes normandes si belles et si apaisantes.
Pierre et Jean, ce sont deux prénoms qui sonnent comme l'enfance insouciante, désinvolte, une fratrie qui a grandi au sein d'une famille aimante et protectrice.
Le temps s'écoule ainsi, dans une sorte de joie affable, un peu innocente, protégée des tracas du monde.
Le bonheur est là dans l'amour naissant entre Jean le cadet et Mme Rosémilly jeune veuve de vingt-trois ans, voisine des Roland.
Guy de Maupassant n'a pas son pareil pour décrire de belles scènes familiales et champêtres dans une manière réaliste, des repas qui s'éternisent, une partie de pêche en mer, au loin les paquebots qui frôlent l'horizon tandis que des bateaux de pêche longent la jetée, regagnent le port, les soutes pleines de poissons. Tel un peintre impressionniste, l'auteur procède par petites touches savamment dosées et nous enchante dans un récit qui démarre comme la légèreté bucolique d'un pique-nique en pleine campagne.
La mère est heureuse, riante, sensible aux attentions les plus simples, appréciant à sa juste valeur ce bonheur potache qui ne fait de mal à personne et qui dégringole comme un soleil venu du ciel sur une clairière…
Qu'importe si le père n'a pas inventé le fil à couper le beurre, est un peu balourd surtout à la fin des repas, le digestif aidant…
C'est ainsi que nous nous attachons à ces personnages ordinaires, posés dans ce paysage qui habille désormais leur univers.
Deux frères, c'est la complicité, la différence et l'altérité… Ici Pierre et Jean sont différents autant que peut l'être le jour et la nuit. Jean est blond, tandis que Pierre est brun, mais la différence ne se limite pas aux frontières du physique. Leurs caractères également sont différents et peut-être aussi ce qui sommeille dans le tréfonds de leur âme. Ils ont cependant en commun l'ambition d'avoir réussi leur rêve professionnel. Pierre est médecin et Jean s'apprête à se lancer dans une carrière d'avocat…
Guy de Maupassant en veut-il au bonheur des familles heureuses ? Voici que dans sa palette de couleurs il vient jeter une petite ombre, comme cela, presque insignifiante. Elle pourrait d'ailleurs prendre la couleur du bonheur, prolonger cette joie qui existe déjà et qui coule comme un long fleuve tranquille… Un jour, la famille Roland reçoit la visite du notaire pour les informer d'une bonne nouvelle : Léon Maréchal, un très bon ami de la famille perdu de vue depuis leur départ au Havre, vient de décéder et lègue tout son argent à … Jean. Jean oui, le cadet… Pourquoi Jean et pourquoi pas Pierre l'ainé, celui que Léon Maréchal, l'ami de la famille prenait sur ses genoux avant la naissance de Jean ? Pourquoi Jean et pourquoi pas les deux frères tant qu'à faire ?
Pourtant, les parents ne voient le mal nulle part et au contraire, accueille l'événement comme un signe supplémentaire qui vient se conjuguer à leur bonheur. Pour eux, toutes les planètes semblent alignées et la perspective d'un mariage à venir s'invite alors sous les meilleures auspices.
Sous les aspects anodins d'une bonne nouvelle, cette annonce va se transformer pourtant peu à peu en élément perturbateur… Je vous laisse imaginer tout ce qui passe par la tête du frère ainé et forcément la différence physique, la blondeur de Jean devient suspecte…
La rivalité fraternelle qui couvait sans doute, insidieusement, se découvre petit à petit entre les deux frères, comme une évidence…
Peintre des paysages et des personnages, cet héritage, cet argent qui tombe du ciel, va révéler bien des choses dans les caractères bon enfants des membres de cette famille unie, bien sous tous rapports. C'est comme si brusquement la mer s'était mise à s'agiter, la terre peut-être a alors tremblé, le trou normand fait des vagues. Les familles heureuses ont-elles aussi des secrets de famille qu'il serait honteux de révéler ?
C'est un roman en trompe-l'oeil, à chaque page je me demandais où l'auteur m'entraînait. Il faut toujours se méfier de l'eau paisible, de la Normandie sereine où Emma Bovary imagina elle aussi la courbe fugitive d'un bonheur éperdu que le destin infâme transforma en cauchemar fatal. La force du roman tient à son ambiguïté sans cesse renouvelée comme la vague qui se jette sur le rivage. Il n'est sans doute pas anodin de voir dans le paysage océanique qui berce, qui tangue, qui bouscule aussi ce roman, un élément majeur dans la dramaturgie du récit qui va, grandissante. Cependant, il est traversé aussi par la lumière éblouissante d'un fils pour sa mère.
J'ai été admiratif de l'écriture De Maupassant, qui, sans effet, vient tranquillement déployer pas à pas son histoire de manière magistrale, dans le dédale des encombrements du hasard et de la futilité des jours lisses. C'est grandiose.
La violence enfouie d'un drame familial se dessine alors, creusant ses chemins comme des galeries souterraines.
C'est un récit réaliste de la métamorphose, comme un paysage qui se transforme sous nos yeux, en nous laissant à chaque page le soin d'être apprivoisé par un doute léger, qui grandit, tremble en nous, qu'on efface de temps en temps d'un revers de main.
C'est fin, c'est cruel, c'est du grand art, c'est l'abîme qui s'ouvre, égratignant au passage l'image de la sacrosainte famille et il n'y a sans doute pas de hasard si Maupassant figure dans mon panthéon littéraire parmi mes écrivains préférés du XIXème siècle.
XIXème siècle, certes mais Maupassant est intemporel dans sa manière de nous offrir ce texte si moderne par bien des aspects. Famille, je vous aime !
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