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Critique de Aquilon62


Voilà un livre d'une Sérénissime poésie, dans lequel les mots, les phrases se posent délicatement dans le sillage d'une gondole laissant un remous imperceptible dans l'onde provoquée, sur la lagune au temps
Une onde picturale et littéraire à la fois qui atteint l'inconscient du lecteur pour y laisser une marque aussi imperceptible que l'est le trait du pinceau sur la toile, que l'est la brume qui nimbe les canaux. Comme une persistance insidieuse mais tellement prégnante.

Ce qui rend l'oeuvre de Melania Mazzucco unique et précieuse, c'est une capacité narrative remarquable, combinée à une capacité considérable de pénétration psychologique de ses personnages et liée à un important travail de recherche documentaire, mené dans la ville et dans les archives de l'État, des paroisses et du Patriarcat, dans le but de reconstituer la biographie de Jacomo Robusti, dit Tintoretto,
Mais aussi une partie, certainement la moins connue de sa vie sa fille Marietta et les autres membres de la famille Robusti, afin de les libérer du silence qui les avait engloutis.
Comme elle nous le raconte dans la postface de l'édition italienne de 2021, l'auteure préfère « les excentriques, les éloignés de la culture officielle ou dominante, (...) les figures oubliées, qui avaient pourtant joui d'une certaine notoriété en leur temps ».

Tant de beauté, enfin, ne peut être qu'un rythme de soleil et de nuit, d'ombre et de lumière.
D'ombres et de lumières il en est question sous la magnifique plume de Melania Mazzucco...

Certaines images surgissent de l'ombre avec une mystérieuse synchronie au moment opportun, et viennent à la rencontre de nos pensées, elles les épousent et souvent les éclairent. Elles sont nichées depuis des lustres dans un recoin obscur, attendant l'occasion juste pour se donner à nous, et tout à coup nous les avons sous les yeux qui coïncident point pour point avec la question qui à cette seconde nous obsède : ou peut-être finalement est-ce nous, comme le prétendait Jung, qui allons puiser dans notre inconscient.
Ce fut le cas pour moi, la convergence de la couverture de cet ouvrage depuis longtemps sur les rayonnages de ma bibliothèque, couverture de l'édition française et italienne, qui ont fait resurgir l'image de cette maison Fondamenta dei Mori, 3399 et l'image, ou plutôt les peintures de l'Église de la Madonna dell'Orto. Et qui m'a poussé dans les bras de l'ange....
La persistance des choses et des lieux que nous avons
aimés me donne l'illusion qu'en eux aussi persistera une part de nous.

"Je ne prétends pas qu'on me comprenne, chacun de nous est sa propre énigme. Je ne livrerai pas le mystère de mes actions, de mes vices, de mes dons. Je ne veux pas me justifier, encore moins être absous, d'ailleurs je ne le pourrais pas : vivre fut déjà une faute impardonnable. Je désire me souvenir, rien de plus, et ainsi vivre encore et faire revivre. Je ne te cacherai rien, pas plus qu'à moi-même."
(Non pretendo di essere capito, ognuno di noi è l'enigma di se stesso. Mi tengo il mistero delle mie azioni, dei miei vizi, delle mie doti. Non voglio giustificarmi e nemmeno essere assolto - né potrei, aver vissuto è già una colpa imperdonabile. Voglio solo ricordare - e ricordando vivere e far vivere ancora. Non ti tacerò niente - né lo tacerò a me stesso.)

C'est avec ces mots que Jacomo Robusti, ouvre un long monologue dans lequel, à la fin de son existence, il se confesse à Dieu.
La reconstitution des événements de la vie de l'artiste, racontés par lui-même, le créateur face au Créateur. Une poétique mise en abyme....

17 mai 1594 - 31 mai 1594, voilà les quinze derniers jours de cette vie, les quinze derniers jours passés en proie à la fièvre et attendant que sa fille bien-aimée, transformée en ange, l'emmène avec elle.
Il n'a pas l'intention de demander grâce ou pardon, il a seulement l'intention de raconter les événements les plus importants. de son existence et révéler les secrets qu'il a cachés à tous ses proches. le parfum de l'encens se mélange à celui de la résine de pin, du bois d'aloès et de la myrrhe brûlant dans les torches et, en silence, refusant les mots aux vivants qui l'entourent.
Dans son délire, il se souvient d'une visite dans une église vénitienne. C'est celle de la Madonna dell'Orto à Cannaregio, le lieu où il a laissé une empreinte de lui-même dans chaque coin, dans chaque chapelle, sur chaque mur, comme on le fait dans un livre de mémoires, dans un journal intime.
" Tous les matins, je me rends à la Madonna dell'Orto. Je trouve asile dans cette église, qui est aussi mon musée : pas une chapelle, un mur, un recoin où je n'aie laissé une page de ma vie. J'y ai écrit mon histoire comme dans un livre. [...] Je suis venu dans cette église tous les jours pendant presque trente ans. Pourtant, j'ai brièvement hésité dans la nef vide, égaré. La mémoire de ce qui m'est proche dans le temps est aussi brouillée que le souvenir d'un rêve. le passé me semble plus proche que mon propre présent. "

Puis viendra son éternelle rivalité entretenue, ou non, avec Titien. Fruit de ceux surtout qui ont voulus les opposer :
" le temps passant, les éloges devenaient caustiques, on doutait de mes capacités effectives, de mon caractère, de mon style, bref de moi. J'étais suspect. Comme un criminel gardé à vue, voué tôt ou tard à commettre l'erreur qui le perdra. La marée du succès refluait, m'abandonnant telle une algue morte sur le rivage. Je compris alors que Venise pouvait me tuer. J'envisageai de fuir, de chercher par le vaste monde – en Italie, en Europe, ailleurs – la patrie digne de moi. Je ne pouvais pas être celui que Venise voulait. J'étais moi, je ne pouvais changer. Au contraire, je devais me trouver, et me trouver tout seul. Mais Venise est la ville que j'ai toujours aimée. Et toujours haïe. Venise était mon ennemie et mon destin. Chacun a son champ de bataille, Venise était le mien. "

Mais le maître lui-même livrera ses propres sentiments :

" Titien est immense. Si des noms survivent à ce siècle, le sien en sera. Raphaël, Michel-Ange, Titien, peut-être un autre. J'aurais voulu être cet autre, et si ce n'est pas le cas, Seigneur, permets que je ne le sache jamais. Je lui dois tout, y compris le désir de devenir peintre. Enfant, j'aurais
désiré par-dessus tout qu'il m'admette dans son atelier, et je tremblais d'émotion le jour où j'en franchis le seuil. J'eus aussitôt peur en croisant ses yeux. Ils étaient limpides, bleu clair, glaçants. D'emblée Titien me détesta. Il flaira
mon ambition, moi son pouvoir. Il cherchait un élève, je me cherchais moi-même. Et voilà qu'il était mort. Enfin aurais-je pu dire, mais la disparition de mon ennemi ne me procura ni soulagement ni réconfort. "

Et puis il y a Venise, sa Venise - pour laquelle iI a peint " L'Enlèvement du corps de saint Marc " et " le Paradis " dans la Salle du Grand Conseil du Palais des Doges - , sur laquelle l'auteure pose des mots au travers du regard du peintre
" Peur que ma maison et ma famille ne soient que le reflet d'un désir, une image dans le miroir. Comme la Venise trompeuse qui tremble à la surface de l'eau et se disloque au vent. Une Venise sans existence qui vous apprend le doute, qui vous révèle la précarité des apparences, la précarité de tout. Alors je me surprenais à m'arrêter sur le pont dei Mori, à quelques pas de chez moi, le coeur battant la chamade, pour regarder anxieusement ma maison et la maison reflétée dans l'eau, en me demandant si l'une des deux au moins était réelle. Et si elle durerait. "

Cette Venise sombre également que l'auteure nous dépeint, sans mauvais jeu de mots, à merveille. La ville livrée à la peste :
" Mais un remède incertain était préférable à un mal certain. Les médecins ne comprenaient pas les causes de ce mal sans nom qui se propageait en ville depuis des mois : la volonté divine, l'influence néfaste des astres dans une conjonction défavorable, la sécheresse de l'année précédente qui avait tari les humeurs liquides du corps, l'empoisonnement des puits envahis d'eau salée pendant la dernière acqua alta, la corruption de l'air ou une piqûre d'insecte. Pour finir, tout ce qu'ils savaient faire était nous répéter ce que nous disaient déjà les prêtres : priez. "

Et au moment de rejoindre son ange, le peintre posera un regard sur son oeuvre :
" Si demain on m'oublie, mon oeuvre aura eu un sens au moins pour une personne et il n'aura pas été vain de la créer. Si j'ai donné de la dignité à sa vie, il a donné un sens à la mienne. Mais je lui ai expliqué qu'il se trompe, seul Dieu est éternel, les tableaux ne le sont pas. La peinture s'abîme, ainsi que la toile qui en est le support. Les couleurs se fanent, se fendillent, se ternissent et finissent par disparaître. Et puis il y a toujours le feu, un tremblement de terre, une inondation, l'incurie des hommes ou simplement le temps. Les tableaux sont vivants et tout ce qui est vivant est voué à la mort. "

Nous avons bien des fois rêvé d'un lieu enchanté où troquer trois jours gris et moroses de notre automne contre une journée de printemps. La vie n'a malheureusement que faire de ce genre de marchandage, chacun a le présent qu'il a et demain est un paquet scellé. Pourtant dans l'univers parallèle des livres, sur l'étoile vaporeuse de la lecture, ce commerce quelquefois est possible. Et j'ai troqué des moments de lecture sublime contre une attente comblée...
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