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Critique de AnnaCan


« Je ne réclame aucune faveur pour les personnes de mon sexe. Tout ce que je demande à nos frères, c'est qu'ils veuillent bien retirer leurs pieds de notre nuque… »
Sarah Grimké

Cette très belle citation placée en exergue du livre m'a trompée sur ce qui allait suivre. Mais à y regarder de plus près, j'aurais dû me méfier. Car elle contient en germe ce qui m'a profondément gênée dans Celles qu'on tue, à savoir l'amalgame: tous les hommes sont des prédateurs, toutes les femmes sont leurs victimes. Mais au moins Sarah Grimké nuance-t-elle son propos en s'adressant à ses « frères », signifiant d'emblée l'appartenance des hommes et des femmes à une même communauté. Chez l'autrice brésilienne Patricia Melo, il n'y a plus de frères. Il n'y a même plus d'hommes, en fait, tant ils sont réduits à leur inhumanité, à leur monstruosité. Irrécupérables prédateurs, ils battent, ils violent, ils torturent et ils tuent les femmes. Point barre.
« Voilà la conclusion à laquelle je suis arrivée au cours de ma deuxième semaine au tribunal : nous, les femmes, nous tombons comme des mouches. Vous, les hommes, vous prenez une cuite et vous nous tuez. Vous voulez baiser et vous nous tuez. Vous êtes furax et vous nous tuez. Vous voulez vous amuser et vous nous tuez. Vous découvrez nos amants et vous nous tuez. Vous vous faites larguer et vous nous tuez. Vous vous trouvez une maîtresse et vous nous tuez. Vous vous sentez humiliés et vous nous tuez. Vous rentrez fatigués du travail et vous nous tuez. »
Voilà la conclusion à laquelle je suis arrivée au cours de ma lecture : Il ne reste plus aux femmes qu'à faire sécession avec l'autre moitié de l'humanité. À s'organiser, enfin, pour vivre entre femmes, telles des Amazones des temps modernes, sans hommes pour leur pourrir la vie.
Le premier moment de stupeur passé, désireuse de m'extraire de la sorte de sidération dans laquelle ce roman m'a plongée, je suis allée consulter les chiffres. Selon les sources, il y a, chaque année au Brésil, entre 700 et 1.400 féminicides. Rapportés au nombre d'homicides annuels (un peu plus de 41.000) et à la population du pays (environ 215 millions), cela remet les choses en perspective. Même en tenant compte du fait que les chiffres concernant les féminicides sont sous-évalués en raison de la difficulté à les identifier et à les rapporter comme tels, nous n'avons pas affaire au phénomène massif décrit jusqu'à la nausée dans ce livre.
Il reste que la violence des hommes contre les femmes est un triste fait qui se répète depuis des temps immémoriaux et qui présente une caractéristique qui la rend, à mes yeux, particulièrement inacceptable et profondément décourageante : son asymétrie. C'est toujours, à de rares exceptions près, dans le même sens que cela s'exerce, ce sont toujours des hommes qui violent des femmes (et des enfants), presque toujours des hommes qui les battent, les torturent et les tuent, jamais l'inverse.
« Le plus curieux, c'est que nous ne tuons pas. Incroyable ce que nous tuons peu. Nous devrions, vu les statistiques montrant à quel point nous mourons, tuer beaucoup plus. Mais, en raison d'un problème hormonal peut-être, ou structurel, ou éthique, ou physique, nous préférons ne pas tuer. »
La violence physique est incontestablement le douteux privilège du sexe mâle. Il ne s'agit donc pas de le nier, ce serait ridicule. Mais réduire les hommes à ça, comme le fait à mes yeux ce livre, me pose un énorme problème. D'autant que c'est oublier que les premières victimes de la violence masculine sont… les hommes. On estime dans le monde (source ONUDC) que 81% des victimes d'homicides sont des hommes et des garçons.

On me rétorquera que parfois, pour secouer les consciences endormies (si tant est qu'elles le soient), il ne faut pas faire dans la nuance. C'est peut-être vrai. Peut-être que ce livre dénonçant les féminicides au Brésil, en particulier dans l'Acre, une région très défavorisée, profondément inégalitaire dans laquelle règnent une violence, un sexisme et un racisme endémiques, est nécessaire pour faire avancer les choses.
On me dira aussi que c'est un roman, pas un essai prétendant à l'objectivité. Certes. Mais si je lis des livres, fictions ou pas, c'est précisément parce que j'y cherche des points de vue contrastés, une forme de réflexion, une prise de distance, une mise en perspective. Pour les réactions à chaud, les raccourcis de pensée, les simplifications outrancières, on a bien assez des Médias qui nous abreuvent en continu.
Même en tentant de m'abstraire du grave problème que me pose ce livre et dont je viens longuement de parler, si je prends de la distance afin d'essayer de juger de ses qualités intrinsèques, je reste peu convaincue par cette lecture. La plume qui, au début, m'a séduite pour son côté cru, m'est apparue en réalité très pauvre, aussi pauvre que les idées qu'elle véhicule, ce qui présente au moins l'avantage de la cohérence. Quant à la construction narrative, j'ai éprouvé assez vite un sentiment de trop-plein et ai frôlé l'indigestion. L'autrice, à mon avis, veut aborder beaucoup trop de thèmes relevant de registres très différents. le thème des féminicides, entamé dans un registre essentiellement judiciaire, bascule en cours de roman dans celui du polar (les meurtres s'accumulent sur le chemin de la narratrice qui est, par ailleurs, harcelée par un ex au comportement de plus en plus inquiétant), le tout s'articulant autour d'une sorte de quête psychanalytique mâtinée d'ésotérisme (la narratrice « revit », grâce à la prise d'un hallucinogène, l'assassinat de sa mère par son père quand elle avait quatre ans)…

J'invite ceux qui sont désireux d'entendre un autre son de cloche à lire les retours, tous très élogieux, de nos amis, celui de Bernard (Berni_29) à l'origine de ma lecture, celui de Marie-Caroline (mcd30), de Sando… Magie (@Magielivres), quant à elle, vient d'écrire un retour de lecture mitigé que je vous invite également à lire.
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