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Critique de ODP31


Je préférerais ne pas.
le mantra du copiste Bartleby face à toutes les demandes de son chef de bureau a marqué l'histoire de la littérature.
Formule magique, le « Sésame ferme toi » du gratte papier, fait encore sortir de la fumée des chapeaux des philosophes les plus pointus qui tentent de révéler le sens profond de cette nouvelle. Une merveille écrite en 1853 d'une encre bien sympathique. C'est ainsi que ce texte court a pu générer des annuaires entiers de théories obscures. Foucault ne dérida pas Deleuze qui batailla.
Rien que la traduction du « I would prefer not to » compte plus d'écoles que de mots : Je préférerais ne pas, Je ne préférerais pas, j'aimerais mieux pas, Pas préférer moi je… Bon, la dernière est de moi ou de maître Yoda, mais l'important, c'est de participer. Sauf pour Bartleby, qui ne veut plus rien faire.
L'histoire est pourtant simple. le sympathique directeur d'une étude juridique embauche un nouveau copiste au bon profil de scribouillard : terne, émacié, transparent. Nul besoin d'être un grand clerc, puisque le patron est déjà notaire, pour comprendre que la recrue n'est pas d'un tempérament innovant. Il rejoint une équipe d'énergumènes dont on ne connait que les surnoms : Pincettes, Dindon et Gingembre aux rendements variables selon l'heure de la journée et l'état de fraîcheur.
Peu à peu, voire très peu, le morne besogneux entame une résistance passive vis-à-vis des consignes du narrateur qui étale son impuissance à gérer cette situation inédite. Son employé ne lui dit jamais vraiment non, il n'a pas de carte syndicale, mais il n'obéit pas et fait seulement acte de présence pesante. Cette attitude obsède le notaire qui voit son train-train rassurant dérailler, sa petite vie de bureau aux sages ambitions, tourmentée par cet être désincarné, ce rebelle immobile.
Le récit se situe à Wall Street au milieu du 19ème siècle, quand la bureaucratie entre dans l'adolescence, un âge bête qu'elle ne quittera pas. Les immeubles de New York ne grattent pas encore le ciel mais certains employés ne touchent déjà plus terre. Point de télétravail, de travail devant la télé ou d'open un peu space, juste un système présenté comme abêtissant que l'ex employé des postes en charge des lettres mortes ne peut ou ne veut plus assumer. Il fuit ce monde, par une lutte inactive, sa négation passive comme seul préavis à sa disparition. le rapport à l'autorité artificielle est également interrogé dans cette histoire sans fin, car elle n'a pas vraiment de début.
Bartleby n'a plus de «tuner». Il est copiste, l'ancêtre de la photocopieuse, la copie usée d'une copie d'une copie dont les mots deviennent presque invisibles. L'homme s'efface derrière des tâches à l'utilité relative.
Quand le notaire, d'une nature faible et d'une patience inconnue d'un manager de notre temps, se rend compte que Bartleby s'est approprié les lieux et vit jour et nuit dans son bureau, la situation devient ubuesque. L'homme ne préférant pas être congédié, c'est l'étude du notaire qui va déménager dans de nouveaux locaux. Les futurs occupants, à défaut de machine à café, qui n'existe pas encore, vont hériter de Bartleby, toujours dans les murs, toujours entre quatre murs.
Pendant cette lecture, j'ai vraiment oscillé entre le plaisir du comique de situation et la pitié pour ces personnages pathétiques. Je suis certain de ne pas avoir saisi toutes les nuances de cette histoire qui déborde d'intelligence et qui préfigure l'univers de Kafka, comme une source éternelle de réflexion.
Moby Dick a éclaboussé le reste de l'oeuvre d'Herman Melville mais cette nouvelle intemporelle mérite sa postérité et d'être emportée sur un radeau de sauvetage voguant vers une île déserte, pour fuir sans regret le monde confiné de Bartleby.
Vite lue, lentement pensée, jamais oubliée.
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