Je reste seul à me consumer dans le noir
quand le soleil dérobe au monde sa lumière.
D'autres, c'est par plaisir qu'ils s'étendent à terre,
moi, c'est dans mon malheur pour gémir et pleurer.
Ici, il m'a lié, là il m'a délié;
j'ai pleuré sur mon sort et, douleur infinie,
je l'ai vu s'éloigner de ce marbre, celui
qui m'a pris à moi-même et puis m'a rejeté.
La plus irréparable des pertes est celle du temps.
Poésies (1531-1547), Madrigal XXI
Mais si votre merci, en limant mes excès,
grandit ma petitesse, à quelle pénitence
votre censure vouera-t-elle mes ardeurs ?
Aime, brûle, car quiconque meurt
n'aura point d'autres ailes pour gagner le Ciel.
Poèmes de 1531 à 1547
XLVI
AUTRE SONNET SUR LA NUIT
Tout lieu clos, tout endroit couvert, tout site enfin,
que la matière circonscrit, protège
la nuit, aussi longtemps que le jour se maintient,
des jeux éblouissants qu'invente le soleil.
Mais quand elle est vaincue par la force du feu,
le soleil, ou quelque lumière plus chétive,
s'attaque à sa divine apparence et l'en prive —
si bien que même un ver l'entame quelque peu.
Ce qui reste accessible au soleil et fermente,
faisant germer ainsi mille graines et plantes,
le rude laboureur l'ouvre avec son araire ;
Mais l'ombre, c'est à planter l'homme qu'elle sert ;
ce pourquoi les nuits sont plus saintes que les jours,
l'homme, entre tous les fruits, ayant valeur première.
p.86
Je vis de me mourir et, à vrai dire,
je vis heureux de mon malheureux sort.
Quiconque ne sait vivre d'angoisse et de mort,
qu'il entre dans ce feu qui me brûle et me dévore.
Toute chose vient à mourir.
Jadis nos yeux étaient intacts,
chaque orbite avait sa lumière;
ils sont affreux, vides, éteints :
voilà ce que le temps apporte.
Poèmes de 1507 à 1530
III - SONNET CAUDÉ SUR LE PLAFOND DE LA SIXTINE
À travailler tordu j’ai attrapé un goitre
comme l’eau en procure aux chats de Lombardie
(à moins que ce ne soit de quelque autre pays)
et j’ai le ventre, à force, collé au menton
Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque
sur mon dos, j’ai une poitrine de harpie,
et la peinture qui dégouline sans cesse
sur mon visage en fait un riche pavement.
Mes lombes sont allées se fourrer dans ma panse,
faisant par contrepoids de mon cul une croupe
chevaline et je déambule à l’aveuglette.
J’ai par-devant l’écorce qui va s’allongeant
alors que par-derrière elle se ratatine
et je suis recourbé comme un arc de Syrie.
Enfin, les jugements que porte mon esprit
me viennent fallacieux et gauchis : quand on use
d’une sarbacane tordue, on tire mal.
Cette charogne de peinture,
défends-la Giovanni*, et défends mon honneur :
suis-je en bonne posture ici, et suis-je peintre** ?
p.39-40
* : Adressé à Giovanni da Pistoïa
** : Autrement dit : sculpteur, je ne peins ici que malgré moi.
Poèmes de 1548 à 1560
LXXVII - SONNET ENVOYÉ À VASARI
Voici que le cours de ma vie en est venu
par tempétueuse mer et fragile nacelle
au commun havre où les humains vont rendre compte
et raison de toute œuvre lamentable ou pie.
Dès lors je sais combien la trompeuse passion
qui m’a fait prendre l’Art pour idole et monarque
était lourde d’erreur et combien les désirs
de tout homme conspirent à son propre mal.
Les pensers amoureux, jadis vains et joyeux,
qu’en est-il à présent que deux morts* se rapprochent ?
De l’une je suis sûr et l’autre me menace.
Peindre et sculpter n’ont plus le pouvoir d’apaiser
mon âme, orientée vers ce divin amour
qui, pour nous prendre, sur la Croix ouvrit les bras.
p.120
* : La mort du corps et la perdition de l’âme.