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Critique de Kirzy


Kirzy
06 septembre 2023
°°° Rentrée littéraire 2023 # 12 °°°

Le premier chapitre, « Personne dans la danse », pose impeccablement le décor. Strasbourg, 1518, un été torride après des années de famines, d'épidémies et de révoltes paysannes. La ville apparait comme une ville maudite frappée de toutes les calamités, d'autant qu'une comète s'y est écrasée il y a quelques années, phénomène prémonitoire interprétée comme un signe de damnation divine, comme une apocalypse à venir plaçant Strasbourg en chute libre vers l'enfer … d'autant qu'aux confins du Saint Empire romain germanique tonne la guerre face aux Turcs ottomans. C'est dans ce contexte lourd qu'une femme se met à danser, seule, sans musique, entre transe et extase, des jours et des nuits sans s'arrêter.

Une fois posé ce prologue saisissant, Kiran Millwood Hargrave présente ses personnages, essentiellement féminins : Lisbet, apicultrice au coeur brisé par de multiples fausses couches, une nouvelle fois enceinte mais persuadée qu'elle est maudite étant né le jour de la comète ; sa belle-mère l'endurcie Sophey ; sa meilleure amie Ida qui a épousé un tyran ivre de pouvoir depuis qu'il appartient gravite autours des XXI, le conseil municipal ; et enfin sa belle-soeur Agnethe qui revient après sept ans de pénitence dans un monastère pour un crime tabou que Lisbet ignore.

Les personnages sont très monolithiques, unidimensionnellement vertueux ou unilatéralement mauvais. En général, j'apprécie les personnages plus gris, plus ambiguës ; mais ici, j'ai trouvé que ce manque de complexité était pile ce que j'avais envie de lire pour cette histoire-là. Pas grave qu'on devine assez vite le secret d'Agnethe et qu'on trouve Lisbet un peu nigaude de ne pas l'avoir trouvé. En fait, les surprises ne proviennent pas de la personnalité des personnages à proprement parler mais de leurs failles et secrets qui les poussent à agir parfois très loin des conventions sociales de l'époque. Bref, je me suis fait prendre par le récit.

Le récit est éminemment immersif, l'autrice proposant de superbes descriptions, souvent poétiques, des lieux et des actions ( notamment tous les gestes de Lisbet auprès de ses abeilles avec lesquelles elle interagit en quasi symbiose ). Elle entraine le lecteur dans un récit follement romanesque, en empathie totale avec ses personnages féminins, le coeur battant de la narration, explorant des thèmes forts autour de la condition féminine ( maternité, patriarcat ) ou du poids oppressant de la religion, de la superstition et du fanatisme dans une société obsédée par le péché et la fin du monde.

Et puis, il y a cette toile de fond passionnante et très singulière de l'épidémie de danse qu'a connu Strasbourg en 1518 pendant quelques mois, épisode historiquement très documenté. Jusqu'à 400 femmes ont rejoint la danseuse du prologue, pour une danse frénétique et fatale ( certains jours, une quinzaine de femmes sont mortes de déshydratation ou épuisement ) qui a alerté les autorités municipales perplexes devant cet acte d'hystérie collective qui pouvait aussi bien être inspiré par Dieu que par le Diable. Les derniers chapitres permettent à l'autrice de relier efficacement et resserrer tous ses arcs narratifs autour de cette chorémanie incroyablement bien décrites par l'écriture nette, lisible et imagée de Kiran Millwood Hargrave :

« Cette femme pourrait être qualifiée de danseuse, même si ses mouvements donnent plutôt l'impression que deux cordes démoniaques enroulées autour de son corps la tirent dans un sens puis dans l'autre. Dans l'air étale, ses bras oscillent, frappent, tournoient au-dessus de sa tête. Ses cheveux projetés devant son visage ne laissent entrevoir de ses traits que sa bouche grande ouverte, rond comme un o horrifié, désolé. (…) En virevoltant, elle projette des postillons qui forment par terre des trainées marron, qui arrosent les visages des spectateurs. Une matière sombre atterrit jusque sur les jupons de Lisbet – une tache rouge. du sang, comprend-elle, du sang traverse les semelles de la femme. Ses souliers fuient et tandis qu'elle continue à frapper des pieds, à sauter et à tourbillonner, elle pousse des sanglots et des gémissements, des filets de morve et des larmes luisants entremêlés à ses cheveux crasseux, sa bouche à l'ovale parfait d'un rouge étrangement vif. »

Le dénouement m'a pris par surprise. Je m'attendais à quelque chose de plus sucrée ( qui n'aurait, certes, pas été totalement crédible ), mais la fin se révèle à la fois lumineuse et triste, excellente façon d'abandonner les personnages à leur destin.
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