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Critique de Oliv


Oliv
22 décembre 2016
Du journaliste britannique Giles Milton, j'avais beaucoup apprécié "Les aventuriers de la reine", portant sur les premières tentatives de colonisation anglaise en Amérique au temps d'Elizabeth Ière, et "La guerre de la noix muscade", sur la chasse aux épices au dix-septième siècle dans l'actuelle Indonésie : des sujets historiques peu communs mais rendus passionnants par cet auteur qui ne m'a encore jamais déçu — ainsi que le confirme ce troisième ouvrage que je lis de lui. Il est ici question d'événements plus récents, avec la destruction de Smyrne (aujourd'hui Izmir, troisième ville de Turquie) par les troupes de Kemal Atatürk. La particularité de cette ville était d'apparaître au début du siècle dernier comme un véritable paradis dans l'Empire Ottoman en déclin. Plaque tournante du commerce entre l'Europe et l'Asie, incroyablement prospère et cultivée, Smyrne offrait en outre un modèle de société multiculturelle et multiconfessionnelle, avec ses communautés grecque, turque, arménienne, juive et européenne cohabitant en bonne intelligence ; le fameux "vivre ensemble", avant d'être un fantasme de politicien français, fut bel et bien une réalité sur les rivages de la Mer Égée. Préfigurant Beyrouth et Sarajevo, ce magnifique exemple de tolérance et d'enrichissement mutuel s'acheva dans une terrible explosion de violence en 1922, point d'orgue de la guerre gréco-turque...

La tragédie de Smyrne selon Milton se décline en trois actes. Le premier s'attarde sur la présentation du cadre idyllique dans lequel évoluaient les familles Whittall, Giraud, Paterson et autres, ces riches Levantins dont les témoignages ont été méticuleusement recueillis par l'auteur. Si l'exposé de leurs relations sociales, de leurs pique-niques familiaux et de leurs soirées dansantes peut paraître futile et anecdotique, il est néanmoins nécessaire pour mieux marquer la rupture avec les deux actes suivants : le deuxième, où les conséquences géopolitiques de la Grande Guerre font peser de lourdes menaces sur l'insouciante Smyrne, prise dans un étau entre nationalistes turcs et grecs ; et plus encore le troisième, consacré à ce funeste mois de septembre 1922 qui vit l'anéantissement de Smyrne la tolérante. Autant prévenir les âmes les plus sensibles : le récit de ces jours tragiques est très précis, jusque dans ses détails les plus sordides, et l'horreur est omniprésente dans ces pages. Jeunes filles violées, vieillards battus à mort, hommes abattus froidement, prisonniers torturés, corps décapités et cadavres pourrissant dans le port... Rien n'est épargné au lecteur, de la même manière que rien ne fut épargné aux malheureux habitants. "L'un des sentiments les plus vifs que j'aie rapportés de Smyrne est la honte d'appartenir à l'espèce humaine" écrit l'un des protagonistes du drame, opinion qu'on ne peut que partager face à la litanie des exactions commises par les uns et les autres... même si des actes courageux et des élans d'humanité, incarnés notamment par l'Américain Asa Jennings qui organisa avec succès l'évacuation de dizaines de milliers de réfugiés, amènent un peu de lumière dans ce témoignage très dur.

"Le paradis perdu" est une lecture émotionnellement difficile, donc, mais passionnante à plus d'un titre et d'un abord facilité par la capacité qu'a Giles Milton à rendre clairs des événements complexes, aux implications considérables. Car la question de Smyrne ne s'arrête pas aux côtes ioniennes : elle embrasse des problématiques bien plus larges, telles que les relations pluriséculaires entre Orient et Occident, les traités de paix de la Première Guerre Mondiale, les luttes d'influence entre grandes puissances, ou encore le génocide arménien.
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