Elle se présentait devant le piano avec un esprit pur. Et dans le même temps, allait à la rencontre du monde.
Le piano-paysage se mit à respirer.
A mesure que s'égrenaient les sons, le corps imposant s'éveilla, étirant ses membres gourds avant de déployer ses ailes pour se préparer à chanter. Il ne ressemblait à aucun des instruments que j'avais rencontrés jusque-là. On aurait dit un énorme lion qui s'échauffait brièvement avant de partir à la chasse.
Ce piano de concert appartenait à une espèce inédite. Je n'aurais pu le dire autrement. Son chant était à des années-lumière de celui des instruments domestiques que je connaissais.
C'était le jour et la nuit. L'encre et le crayon. Un contraste renversant.
La moiteur envahit mes paumes. J'avais devant les yeux un instrument d'exception. Même le meilleur des pianos d'appartement ne pouvait prétendre à un fragment de la perfection de ce mastodonte. (p. 83-84)
Seules mes promenades en solitaire me donnaient un sentiment d'appartenance au monde.
C'était ce même sentiment que j'avais retrouvé dans les entrailles du piano.
Une révélation qui avait fait de lui l'homme qu'il était à présent. Accorder les pianos, forger leur son, libérer leur voix, voilà ce qui avait permis à Yanagi de se redresser et d'avancer dans la vie.
Je pris la photo pour l'examiner. Certains traits demeuraient reconnaissables. Que lui était-il arrivé pendant toutes ces années ? Pas de doute, cependant : c'était bien ce garçon souriant qui, des années et quelques changements plus tard, avait pris rendez- vous avec nous.Il ne souriait plus.Il ne regardait plus ses interlocuteurs, ne prononçait plus un mot.Quel choc.Il avait pourtant un souhait : celui d'accorder son piano. Puisqu'il avait demandé à faire accorder cette épave, c'est qu'il avait l' intention d'en rejouer.Autrement dit, il y avait de l'espoir.
( p.149)
-Où est le problème ? La peur est un moteur.Elle pousse à l'excellence.Tu dois t'en nourrir.C'est normal d'avoir peur.Tu es en plein apprentissage.
( p.131)
Enfin, je découvrais l'égoïsme. Pourquoi n'en avais- je jamais fait l'expérience jusqu'à présent ?
Je m'étais toujours montré raisonnable.Docile.Je prenais soin de mon frère. Je n'avais pas de volonté propre.
( p.177)
Il avait sans doute raison.Le pianiste n'était pas le seul à décider de la couleur sonore. L'instrument avait sa personnalité propre, tout comme l'instrumentiste. C'était leur accord qui déterminait la sonorité.
( p.125)
Qu'il serait frustrant de devoir se contenter d'exécuter les demandes des clients ! Le vrai plaisir de l'accordeur n'était-il pas de donner vie à l'image sonore que le propriétaire avait en tête ?
( p.72)
-Et puis, nous ne travaillons pas que pour les pianistes, reprit Yanagi.Il y a aussi les auditeurs. Nous œuvrons pour tous les mélomanes.
( p.140)