–Tu as raison, c’est une bonne idée d’aller voir à quoi ressemble le piano côté public, sans idée préconçue, avait acquiescé M. Itadori.
Dressé au bord de la scène plongée dans les ténèbres, l’instrument prenait des allures de paysage. D’une beauté unique, il ne se mettait pourtant pas en avant. Il semblait dormir paisiblement.
Elle ajoutait du lait dans une petite casserole de thé noir bouillant, qui prenait la couleur de la rivière troublée par la pluie torrentielle. Je croyais voir des poissons cachés au fond du récipient. Les volutes dessinées par le liquide versé dans la tasse me fascinaient. Je les trouvais magnifiques.
De l’expérience, de l’entraînement, de la persévérance, du bon sens, de la finesse, de la patience, mais aussi de l’enthousiasme. Si l’on manquait de talent, toutes ces qualités pouvaient y suppléer.
« Beauté » comme « justesse » étaient des mots nouveaux pour moi. Jamais je ne m’étais préoccupé de belles choses avant de rencontrer le piano. Non que je n’en connaisse pas ; au contraire, j’en étais entouré. Simplement, je n’y prêtais guère attention.
Les choses n'avaient guère changé depuis. Le spectacle de la beauté continuait de m'impressionner; Je demeurais interdit devant les arbres, la montagne, le passage des saisons. C'était, je le savais à présent, ce que l'on appelait la beauté. J'en éprouvais un sentiment de libération. J'étais devenu capable d'identifier à tout moment ce qu'il convenait de qualifier de "beau". Je pouvais même échanger à ce sujet avec les autres. Il me semblait porter en moi un coffre à trésor, dont il me suffisait de soulever le couvercle. (p. 26)
Kazune posa sa partition sur le pupitre et s'assit. Puis, comme sa sœur avant elle, elle enfonça une touche. Elle s'était contentée de jouer un la, mais la résonance qui s'étira m'apparut un paysage sonore. La note traçait un chemin à travers la forêt teintée d'argent, au bout duquel je vis sauter une jeune biche d'Hokkaidō.
Je pris la photo pour l'examiner. Certains traits demeuraient reconnaissables. Que lui était-il arrivé pendant toutes ces années ? Pas de doute, cependant : c'était bien ce garçon souriant qui, des années et quelques changements plus tard, avait pris rendez- vous avec nous.Il ne souriait plus.Il ne regardait plus ses interlocuteurs, ne prononçait plus un mot.Quel choc.Il avait pourtant un souhait : celui d'accorder son piano. Puisqu'il avait demandé à faire accorder cette épave, c'est qu'il avait l' intention d'en rejouer.Autrement dit, il y avait de l'espoir.
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Dans son survêtement gris, ses cheveux ébouriffés comme au réveil, sa grande carcasse recroquevillée, il se lança dans un morceau que son tempo nonchalant m'empêcha de reconnaître tout de suite : la Valse du petit chien, de Chopin.
Du morceau, d'abord indistinct, se détacha peu à peu la silhouette du petit animal. Alors que j'avais commencé à ranger mes outils, je posai sur le client un regard étonné. Un chien géant. Le charmant bichon maltais imaginé par Chopin avait sous mes yeux pris la forme d'un grand canidé maladroit, de type akita, labrador ou retriever. Le tempo était lent, il y avait quelques fausses notes, mais le jeune homme jouait avec le plaisir communicatif d'un petit garçon, non, d'un chiot. Penchant parfois la tête, il semblait murmurer en direction du clavier.
Ainsi jouait le petit chien. Ainsi sonnait le piano.
Elle se présentait devant le piano avec un esprit pur. Et dans le même temps, allait à la rencontre du monde.
Sa réponse me prit au dépourvu. Toutes les forêts produisaient elles le même son, où qu'elles se trouvent ?
Tous les crépuscules partageaient ils le même silence trouble et insondable ?