On pense connaître les gens parce qu’on les côtoie depuis l’enfance. On se permet ainsi des jugements hâtifs et inconsidérés. Ce que j’avais perçu pour de la barbarie n’était en fait que de l’humanité. Aujourd’hui, Djibrill m’avait donné une leçon que je n’oublierai jamais.
Puis ce fut le moment d’enfiler l’uniforme, cet uniforme de tirailleur dont je verrai si souvent le bleu se tacher du même rouge que celui de nos chéchias.
Nous apprîmes à marcher au pas, manier les armes, saluer et reconnaître les grades. C’était assez facile en fait, les officiers étaient tous blancs.
Pourtant, il faut se rendre à l’évidence, cette guerre est inéluctable. On ne peut aller contre l’Histoire, la guerre est en marche. Elle est là, toute proche…
Et si nous devons rentrer en guerre, l’armée coloniale aura son mot à dire. Cela permettra peut-être l’émancipation de ces peuples.
Mais je me battrai jusqu’au bout pour empêcher cette abomination.
Jusqu’à la mort.
Aujourd’hui, j’ai eu un entretien avec Abel Ferry, le sous-secrétaire d’Etat aux affaires étrangères. Et alors que je lui renouvelais mon intention de lancer un mot d’ordre de grève générale en cas de conflit, il m’a tout simplement dit : « Mon pauvre Jaurès, on vous tuera au premier coin de rue ! ».
Le lendemain à l’aube, je partais pour Louga avec 4 autres « bdolo » du village.
Comme l’avait expliqué l’officier français à Pape M’Bodj, la République était venue nous apporter la civilisation, elle nous avait défendu contre les Maures chasseurs d’esclaves ; nous allions payer l’impôt du sang pour solde de tous comptes.
Les temps sont venus. L’homme blanc va venir chercher nos enfants pour les emmener combattre loin, là où le ciel est sombre et où la glaise sera leurs linceuls. Chaque nuit, j’entends le tonnerre et je vois la pluie de métal s’abattre sur des hommes blancs et noirs. Je vois leurs sangs se mélanger, devenir ruisseaux puis fleuves… Un fleuve d’une seule couleur… rouge. Car dans la mort, Allah m’est témoin, nous sommes tous frères et égaux, riches et pauvres, blancs et noirs.