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Critique de berni_29


Récitatif est une nouvelle, - la seule d'ailleurs, écrite par Toni Morrison.
Je suis entré de plein pied dans ce récit en faisant la connaissance de Twyla Benson et Roberta Fisk, deux fillettes pauvres âgées de huit ans qui sont confiée à l'Assistance publique. Nous sommes dans les années 50 dans l'État de New-York. Elles vont passer quatre mois dans le même orphelinat, partageant la même chambre.
On sait peu de choses sur elles, d'où elles viennent, leur passé encore neuf… C'est tout d'abord à travers l'existence de leurs mères respectives qu'on apprend un peu ce qu'elles sont.
La narratrice, c'est Twyla. « Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. » Et puis au détour d'une phrase presque anodine, dit comme cela sur un ton très dégagé, Twyla évoque le fait d'être coincée dans un lieu inconnu avec une fille d'une race tout à fait différente.
Le texte est court, à peine soixante pages, si l'on enlève la très riche postface d'une certaine Zadie Smith. Avec la postface on approche des cent-vingt-cinq pages, c'est dire…
C'est un récit de l'amitié, de la sororité… Un texte à la voix très attachante, même si l'on devine en creux beaucoup d'amertume et d'ironie…
C'est un livre qu'on pourrait qualifier d'expérimental.
Rien dans l'écriture n'est laissé au hasard…
Cette nouvelle extraordinaire a été conçue comme « l'expérience d'ôter tous les codes raciaux d'un récit concernant deux personnages de races différentes pour qui l'identité raciale est cruciale ». C'est ainsi que Toni Morrison a justifié le sens de l'existence de ce texte.
La narration est terriblement efficace, directe, rapide. Et je vous jure que cela fonctionne.
En dessinant les contours de cette nouvelle en forme d'énigme, Toni Morrison déploie dans cette histoire d'amitié tout le sens caché qu'elle a voulu exprimer lorsqu'elle disait : « J'aimerais écrire sur des Noirs sans avoir à dire qu'ils sont noirs. Exactement comme les Blancs écrivent sur les Blancs. »
Exercice de style oulipien ? Variations musicales ? Conte initiatique ? Jeu de miroirs ? Casse-tête philosophique ?
L'une est Blanche, l'autre est Noire, mais on ignore jusqu'au bout si c'est Twyla ou Roberta. J'ai fait l'expérience, - puisque ce récit est l'expérience non pas d'un texte mais celui du lecteur, j'ai lu et relu attentivement, revenant sur mes pas… J'ai observé les phrases limpides, ciselées à merveille, l'histoire elle-même porte cependant une identité raciale qui est importante dans les propos des protagonistes, le sujet est plusieurs fois évoqué et malgré tout, le lecteur que je suis s'est perdu dans cette recherche qui était peut-être vaine… C'était sans doute cela d'ailleurs que cherchait à obtenir la facétieuse Toni Morrison dans ce dédale énigmatique d'une histoire ordinaire.
Pourtant elles grandissent, leurs chemins continuent de se croiser, pourtant elles ne font rien pour chercher à chaque fois à se revoir, elles sont même parfois en désaccord sur la lecture qu'elles font de ce passé commun de quatre mois à peine. Mais elles avaient huit ans…
Que m'apprend cette expérience insolite ? Ce jeu en forme d'énigme nous en apprend plus sur nous, sur moi, sur nos représentations, la manière de guetter, décortiquer chaque phrase, chaque mot, chaque scène lue, de chercher à catégoriser, attribuer de manière différenciée ce qui pourrait relever de celle qui est Noire, de celle qui est Blanche…
« Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. » Laquelle est une mère noire ? Laquelle est une mère blanche ? Laquelle est à même de danser toute la nuit ? Laquelle a le plus de risque de tomber malade et de le rester dans cette Amérique des années cinquante ?
Et Twila ? Et Roberta ? Deux prénoms... Laquelle est Noire, laquelle est Blanche ? Tiens, celle qui parle justement, la narratrice ? Celle à qui Toni Morrison confie naturellement sa voix ? Ou bien n'a-t-elle pas au contraire voulu nous perdre encore un peu plus, jouer de nous en s'attribuant la narration d'une femme blanche, sorte d'expérience immersive comme seuls savent le faire les grands auteurs ?
Et y penser brusquement, n'est-ce pas une manière vertueuse de nous obliger à nous poser les questions essentielles, oser poser les regards qui ne viendraient pas autrement ?
Ce récit n'appelle pas de réponse. C'est une énigme qui n'appelle pas de solution. Seulement un questionnement, seulement un cheminement, seulement un pas de côté… Un pas de côté pour nous regarder, nous qui observons ce texte à la loupe et je dois avouer que c'est une expérience jubilatoire de se regarder ainsi contempler un livre et ses pages dans tous les sens… Il est intéressant en effet d'observer la confrontation de nos intuitons à hauteur de ce texte.
Elles se reverront à quatre reprises pendant une bonne vingtaine d'années, à chaque fois c'est le hasard et chaque fois la rencontre est fugitive, presque superficielle, ce sont cependant des retrouvailles troublées par un souvenir encombrant qui continue de les hanter…
Elles se reverront une dernière fois, du moins, c'est sur cette dernière fois que se referme le livre… J'aurais tant aimé qu'elles continuent de se voir, de se revoir, qu'il ne soit plus question de hasard…
Je me suis retrouvé si fragile devant ce texte si fort...
Que m'importe que je ne sache pas laquelle est Blanche, laquelle est Noire…
La seule chose qui m'importe est de considérer Toni Morrison comme une grande écrivaine et qu'elle m'apprenne à sa manière à faire ce pas de côté. Il est intéressant en effet d'observer la confrontation de nos intuitons à hauteur de ce texte qui se déplie à l'infini...
Je remercie mon amie Isa de m'avoir prêté ce livre très inspirant… On pourrait en parler des heures…
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