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Critique de Pascalmasi


La quatrième de couverture commence par ces mots : « Nous n'arrivons même plus à nous mettre d'accord sur les faits. » La première question que je me suis posée fut, en commençant ce petit opus de 158 pages : Mais avons-nous jamais été d'accord sur les faits ?

Il me revient à l'esprit une discussion avec une amie de confession juive lors des massacres de Sabra et Chatilla en 1982. Pour mémoire, voici ce qui s'y était passé, selon Wikipédia : « le massacre de Sabra et Chatila a été perpétré du 16 au 18 septembre 1982 envers des Palestiniens du quartier de Sabra et du camp de réfugiés palestiniens de Chatila situés à Beyrouth-Ouest par les milices chrétiennes des phalangistes lors de la guerre civile libanaise et l'intervention israélienne au Liban. Selon les estimations, le massacre fit entre 460 et 3 500 victimes. » La discussion qui fit rage dans les médias d'alors était de savoir si Israël pouvait être tenu ou non pour co-responsable de ces massacres. Et sans surprise, selon le « camp » des uns et des autres, Israël était naturellement co-responsable ou totalement en dehors du coup. La discussion avec mon amie d'alors refléta sans surprise ce différend. Je compris alors qu'il n'existe pas de faits, mais « seulement » des opinions sur des faits.

Et nous voilà entrés de plain-pied dans cet essai.

L'objectif de ce petit opus de Géraldine Muhlmann (GM) est de réfléchir à la façon dont opère la fabrication de l'information (le journalisme, pour faire court) dans notre pays et dans le monde occidental pour tenter de rapporter des « faits » aux citoyens, aux lecteurs, aux spectateurs, aux internautes, d'en comprendre les évolutions et de saisir quels sont les impacts de la multiplication des supports d'information qui envahissent nos vies (ce qu'elle nomme la virtualisation du monde). Il ne traite pas de ce qui se passe dans les systèmes politiques illibéraux ou dictatoriaux.

L'auteure est diplômée d'écoles de journalisme française et américaine et agrégée de philosophie de Normal sup. Elle est enseignante à la Sorbonne, journaliste, écrivaine et anime depuis des longtemps diverses émissions à la télévision et à la radio. Elle anime en particulier avec un immense talent l'émission « Avec philosophie » chaque jour sur France Culture. Voilà pour les présentations.

Quelques remarques sur la forme d'abord : GM consacre de très nombreux passages à l'histoire du journalisme américain (en 1830 à nos jours) et notamment à l'invention du concept de reporter : ce « témoin des faits ». J'ai trouvé que l'auteur avait la main très lourde sur ce point. Les citations, les ouvrages et références américaines viennent obérer la pertinence du propos s'agissant de la presse telle qu'elle existe dans notre pays. Trop d'exemples sont tirées de l'histoire américaine et semblent peu transposables à l'analyse appliquée à la situation française. A l'inverse, lorsque l'auteure « décortique » l'émission de Cyril Hanouna, TPMP, (p. 76) le passage est extraordinairement éclairant. Même chose pour les grands JT de la télévision (p. 61). J'aurais vraiment aimé d'autres exemples de ce type.

De surcroît, le recours systématique à de très nombreux mots, expressions, citations en américain m'a semblé exagéré. Non, que je ne comprenne pas l'anglais (j'ai passé 7 ans aux États-Unis), mais l'auteure semble nous dire que notre langue n'est pas en mesure d'exprimer avec exactitude la complexité du propos. Prisme étonnant.

Sur le fond : de très nombreux concepts importants sont étudiés avec une certaine minutie et un salutaire recul historique. Et c'est heureux : notion de « matière factuelle » ou factualité, « d'observateur impartial » -- beaucoup plus complexe qu'on ne le pense généralement --, de confiance (dans la vérité d'un témoignage), de l'idée que se fait une rédaction de son « public » et de ses centres d'intérêt, notion d'usage de l'outil statistique pour construire des faits en matière d'étude des phénomènes du vivant, comme on dit en biologie, enfin l'opposition de nature entre « récit » et « discours ».

On le voit, les concepts abordés sont nombreux et naturellement extrêmement importants lorsqu'on se propose d'étudier de tels sujets. La formation philosophique de l'auteure est d'un grand secours en la matière. C'est en cela que l'ouvrage est intéressant.

Mais ce prisme philosophique est aussi une grande faiblesse.

GM ne fait aucun recours aux travaux des scientifiques qui ont déjà alimenté ce débat complexe : je pense au physicien Boltzmann, longuement repris pas l'immense Ilya Prigogine, et qui a puissamment montré que seul l'outil statistique permet de rendre compte de certains phénomènes non pas comme une approximation construite mais comme seul outil scientifique compatible avec la complexité du phénomène observé. Et je pense naturellement aux travaux du sociologue Gérald Bronner et à ses fameux biais cognitifs. Difficile de comprendre ce qui est à l'oeuvre sans une connaissance de ces biais.
Et puis lorsqu'on parle de « virtualisation du monde », il est quand même étonnant de ne pas citer Ray Kurzweil et le fameux postulat de Moore. Dès 2005, tout ou presque a été dit sur les conséquences inévitables de la numérisation du monde et notamment des processus de production numérique de l'information. Étonnant !

GM voit juste lorsqu'elle dit que « la souffrance sociale [naît souvent] du désir de « simple » ». Oui, le monde est atrocement complexe, c'est pourquoi le désir de vérités simples n'y trouve jamais son compte. « Je me demande, écrit GM, si ce n'est pas plutôt, ou avant tout, la détestation du monde tel qu'il va ; avec son incertitude, qui s'épanche jusqu'à produire une incessante difficulté à juger ; aves ses « matériaux factuels » qui inquiètent tout raisonnement simple, [et qui créent] cette « souffrance » […] ».

L'auteure termine sur ce facteur explicatif majeur de la « crise » du journalisme actuelle qu'est la notion de « monde hostile ».

Réfléchissant aux mêmes sujets, Alain Duhamel, dans son dernier ouvrage propose l'explication suivante : le monde évolue à très grande vitesse. Chacun est soumis à un torrent planétaire d'informations instantanées que personne ne peut vraiment absorber à l'exception des esprits bien « préparés », écrit-il. Seuls ceux-ci semblent en mesure de faire face à ce phénomène sans en conclure que le « monde est nécessairement hostile ». Une explication que GM aurait pu fournir tant elle connaît bien ces sujets.

En conclusion, un ouvrage un peu curieux, touffus, riche, utile par ces temps de réseaux sociaux envahissants, mais qui se perd quelque peu dans les méandres de considérations philosophiques très – trop ? – nombreuses et dans une absence de considération – ou de connaissance ? – des outils scientifiques mis à notre disposition par les chercheurs des deux derniers siècles.
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