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Critique de berni_29


Nous sommes en octobre 1936. Ignacio Abel a fui le chaos de la capitale espagnole pour les États-Unis d'Amérique. Cet architecte madrilène de renom y est attendu pour enseigner dans une université. Il est parti seul, dans l'urgence, laissant derrière lui sa femme Adela et leurs deux enfants. En Espagne, c'est la guerre civile. Les a-t-il abandonnés pour autant ? En rejoignant les États-Unis d'Amérique, il espère aussi retrouver Judith Biely, la jeune Américaine qu'il a aimée à Madrid et qui a rompu leur liaison parce que celle-ci devenait impossible. Mais tout, depuis un moment est devenu impossible dans une Espagne à feu et à sang.
Le narrateur, omniscient tout au long du récit, perce la foule agglutinée sur le quai de la gare de Pennsylvanie à New-York. On imagine aisément la scène, le bruit, l'ambiance. Il nous invite à nous frayer un chemin dans cette cohue, jusqu'à rejoindre Ignacio Abel, le suivre dans ce voyage où l'architecte espagnol espère retrouver son ancienne amante, mais aussi l'épier dans ses gestes et dans les méandres de ses pensées, le souvenir de ce qui fut et qui l'amène aujourd'hui à monter dans un train dans cette ville de New-York.
J'ai reconnu ici l'obsession des trains qui partent et laissent au bord des quais des rêves fracassés, des amours en partance, l'exil, la violence des guerres qui continuent malgré nos pleurs, le malheur du monde incessant.
C'est une mémoire qui se dérobe sur le bord d'un quai de gare.
J'aime les gares et les trains pour cela, - ou plutôt non je ne les aime pas à cause de cela justement, sauf en littérature ou au cinéma, les trains et leur fuite éperdue traversant le temps et les paysages.
Ce livre de plus de mille pages pourraient se résumer juste en quelques battements de coeur au bord du quai de cette gare à New-York où l'émoi d'Ignacio Abel se fait sentir à chaque fois qu'il aperçoit une jeune femme dont la silhouette lui rappelle celle de Judith. Biely...
L'histoire en elle-même pourrait tenir en quelques pages, en quelques faits. Mais se souvenir est aussi un voyage. Ce sont les réminiscences du temps qui vont nous inviter à revenir en arrière, dans ce passé encore proche, où les cendres sont encore tièdes. Remettre ses pas dans les souvenirs confus et douloureux d'un homme, c'est parfois dégringoler dans un vide abyssal.
C'est alors un balancement, une oscillation incessante qui va se mettre en marche tout au long de la suite du récit, entre un présent incertain et un passé non encore clos où les fantômes s'en échappent et où les bonheurs n'ont pas terminé leur course effrénée. Ici le futur n'est pas encore imaginé.
Le temps ne cesse de s'inviter dans ces pages somptueuses comme s'il était le personnage principal de ce livre, où notre plus grande quête de lecteur est de venir fouiller la mémoire d'un homme fugitif.
C'est aussi un passé qui couture l'intime à l'universel.
L'intime, c'est le parcours de ce fils d'un maçon et d'une concierge, devenu un architecte reconnu et célébré par son talent immense. En dépit de ses fortes convictions de républicain engagé, sans doute cette ascension sociale lui a valu de rencontrer et d'épouser une femme de la bourgeoisie espagnole conservatrice et catholique.
Désormais, la République, qu'il appelait de ses voeux comme un idéal, se déchire dans la violence et la répression. Aujourd'hui il ne trouve pas réellement sa place, ni dans sa vie, ni dans sa maison, ni dans son pays. Sa rencontre avec Judith Biely va bouleverser son existence. Avant elle, il a le sentiment que rien n'était vivant, qu'il n'existait pas. le sens de la vie, n'est-ce pas dans les bras de cette jeune femme, qu'il lui a été révélé ?
« Bien qu'elle ne soit presque plus jamais visible dans ses rêves, Judith Biely y rôde telle une absence impérieuse, celle d'une personne qui, du fait de son départ, semblera plus présente encore dans la révélation du vide qu'elle a laissé, comme le tranchant d'une lame est révélé par la blessure ouverte, et un inconnu par les traces qu'il a laissées sur le sable humide. »
Dans la grande nuit des temps écrit par Antonio Muñoz Molina fut pour moi une lecture tout d'abord laborieuse durant les premières pages, jusqu'à ce que l'éblouissement vint. Et alors...
Et alors, je suis monté dans le train, j'ai été emporté par le texte autant par sa forme inouïe, vertigineuse, que par la toile de fond historique.
Ici, il y est question en effet d'exil et d'Espagne. de la guerre civile et des terres lointaines. du passé que l'on laisse et qui ne passe pas. Des engagements, des renoncements tristes. du courage, du silence. Et aussi de ce qu'aimer veut dire...
Antonio Muñoz Molina m'a entraîné dans un récit construit en réminiscences et en digressions, où la relation d'Ignacio Abel au monde, à ceux qui l'entourent, ceux qu'il aime et qui l'aiment, est ici lié à l'Histoire de l'Espagne en train de se faire dans le bruit et la fureur.
C'est un aller-retour entre une gare de New-York et Madrid par le truchement d'un narrateur qui continue de nous entraîner dans le dédale du temps.
Dans la grande nuit des temps est un roman au fantastique pouvoir d'envoûtement et d'incarnation grâce à l'entremise des mots et du temps, dans sa dilatation, dans la manière très proustienne qu'a l'auteur de scruter un instant très court et de le faire résonner dans la durée…
L'obsession d'un amour peut-il être plus fort que la tragédie d'une guerre civile ?
D'ailleurs, est-ce un roman d'amour avec en toile de fond une fresque historique ? Ou bien l'inverse ? Les deux dimensions se côtoient, s'épousent à merveille, mêlant l'intime d'une rencontre clandestine à celle de la grande Histoire.
La beauté fracassante de ce roman vertigineux tient sans doute pour ces raisons, portée par la respiration d'une écriture sublime qui fut pour moi un ravissement.
L'Espagne meurtrie est palpable à travers les sensations si incroyablement représentées par l'auteur. C'est un roman sensoriel autant dans le plaisir des gestes amoureux que dans l'horreur infinie de la guerre.
« Il se rappelle la peur primitive, la peur qui revient avec la nuit, obscurité plus profonde et plus chargée de dangers que dans les histoires qu'on lui racontait dans son enfance. Non seulement rentrer chez soi lorsqu'il faisait encore jour et fermer les portes, en tirant targettes et verrous ; mais aussi se pelotonner comme un enfant sous les couvertures, fermer les yeux en serrant les paupières et se boucher les oreilles pour ne pas entendre, comme s'il suffisait d'avoir vu ou entendu pour attirer le malheur. »
À travers le personnage d'architecte qu'est Ignacio Abel, j'ai aimé ici rencontrer une sorte de métaphore des édifices que l'on construit si longuement et que l'on met peu de temps à les faire s'écrouler comme des châteaux de sable. La vie ressemble si souvent à cela.
Ignacio Abel est typiquement le personnage romanesque que j'aime par-dessus tout car il est rempli de doutes et d'interstices, personnage plutôt détestable au premier abord...
Est-il une sorte de déserteur, celui qui se retourne de temps en temps pour contempler le monde qu'il a quitté ? Les siens, sa famille, ses amis, son pays, sa patrie, une vie tout entière...
Est-il lâche ? Peut-être tout simplement ne trouve-t-il plus sa place dans ce temps absurde et convulsif ? Dans cette vieille Europe agonisante ?
Ce roman parle des renoncements, des trahisons, des lâchetés qui semblent reposer ici sur un seul homme.
J'ai failli me perdre dans les ténèbres de ce roman et je me suis retrouvé à chacun instant dans la lumière des personnages et les chemins tortueux qui les révèlent.
La lumière, ce fut autant celle d'une chambre mercenaire où les heures se défont que la révolte de la rue où les républicains farouches ont défendu jusqu'au bout les valeurs qui les animaient.
Le roman est traversé d'une certaines irréalité, fracturée par la frontière incertaine qui sépare le réel de l'imaginaire.
Mais ce qui rend le roman magnifique, c'est le temps qui façonne et se livre en digressions, en éclats, en convulsions, en rhizome.
C'est le temps du flux et du reflux.
Le temps de l'attente.
Le temps de l'éblouissement.
Un temps illicite.
Celui de l'amour et de la guerre.
Le temps de l'exil.
Un temps de l'oubli.
Le temps qui s'écoule étranger à nous-mêmes.
Un temps de l'impatience aussi.
Le temps délicieux et fugitif de la jouissance.
Un temps qui est une fenêtre ouverte, battant dans le vent.
Les dernières pages du récit disent effroyablement le sang qui coule, l'urine de celui qui a peur et qui fait sur lui face à l'ennemi qui tend son arme devant sa tempe, les cris de ceux qu'on torture, qu'on fusille dans une clairière ou au coin d'une rue déserte. L'espoir aussi, peut-être après, longtemps après, qui sait...
Mais ce que je retiens de ce livre, c'est le sentiment de quelque chose de tragique et de beau à la fois.

« Et quand viendra le jour du dernier voyage,
Quand partira la nef qui jamais ne revient,
Vous me verrez à bord, et mon maigre bagage,
Quasiment nu, comme les enfants de la mer. »
Antonio Machado

Merci à mes deux compagnes de voyage avec lesquelles j'ai cheminé dans cette lecture commune, Delphine (Mouche307) et Sandrine (HundredDreams).
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