Les individus en marge de la société n'ont aucune intimité. Tout le monde vient nous marcher dessus, sans ménagement.
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"Mon corps bouge de lui-même, guidé par les moindres gestes et coups d'œil du client décodés par ces précieux capteurs que sont mes yeux et mes oreilles."
-Tu ne comprends donc pas? Les individus en marge de la communauté n'ont aucune íntimité. Tout le monde vient nous marcher dessus, sans ménagement. Ceux qui ne contribuent pas, que ce soit par le mariage, en ayant des enfants, en allant chasser ou gagner de l'argent, sont des hérétiques. Voilà pourquoi nous ne pouvons mener notre vie sans être dérangés.
Le cœur lourd, je consulte l’horloge. 19 heures. Même quand je ne
travaille pas, mon organisme reste relié à la supérette. C’est le moment où
l’on dispose les plats préparés du soir, où les employés du soir prennent leur
service et contrôlent les stocks, où on nettoie le sol. À chaque heure de la
journée correspond une scène de la vie du konbini.
Sawaguchi doit être en train d’écrire les pancartes pour mettre en avant
les nouveautés de la semaine prochaine, et Makimura de disposer les ramen
instantanés en rayon. Et pourtant, me voilà sortie de cette chronologie.
Dans la pièce résonnent toutes sortes de sons : la voix de Shiraha, les
bruits du réfrigérateur... Mes oreilles, elles, sont vides. Le chant du konbini,
dont je suis à présent séparée, s’est tu. Je suis coupée du monde.
Bien plus satisfaites que du temps où je répondais n’avoir jamais connu
l’amour, elles ne cessent de pérorer à tort et à travers comme des expertes.
Alors qu’elles semblaient rarement savoir comment réagir quand je n’étais
qu’une vieille fille vierge et sans emploi, depuis que j’ai laissé Shiraha
s’installer chez moi, elles vont jusqu’à m’imaginer un avenir tout tracé.
En écoutant mes amies discuter à loisir de mon histoire avec Shiraha, il
me semble les entendre parler d’une parfaite étrangère. Seuls nos noms
nous relient à ces personnages, dont les aventures n’ont aucun rapport avec
mon existence.
Je m’apprête à intervenir mais suis immédiatement interrompue.
— Tu devrais écouter nos conseils !
— C’est vrai, Keiko, après tout c’est ta première relation. Alors que
nous, on connaît ce genre d’homme par cœur.
— Miho aussi, elle est sortie avec un mec comme ça quand elle était
jeune...
C’est la première fois qu’elles me traitent comme une des leurs.
Bienvenue dans notre monde, semblent-elles me dire.
Parfaitement consciente d’avoir soudain quitté mon statut de paria, je
m’empresse d’acquiescer frénétiquement à leurs suggestions agrémentées
de postillons, en ponctuant régulièrement d’un « je vois ! » à la Sugehara.
Dans ce monde régi par la normalité, tout intrus se voit discrètement éliminé. Tout être non conforme doit être écarté.
Voilà pourquoi je dois guérir. Autrement, je serai éliminée par les personnes normales.
J'ai enfin compris pourquoi mes parents déses- péraient tellement de trouver une solution.
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Dans ce monde régi par la normalité, tout intrus se voit discrètement éliminé. Tout être non conforme doit être écarté.
Voilà pourquoi je dois guérir. Autrement, je serai éliminée par les personnes normales.
C'est en nous imprégnant ainsi les uns des autres que nous préservons notre humanité.
Ceux qui ne contribuent pas, que ce soit par le mariage, en ayant des enfants, en allant chasser ou gagner de l’argent, sont des hérétiques.
Dans ce monde régi par la normalité, tout intrus se voit discrètement éliminé. Tout être non conforme doit être écarté.