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Critique de AlbertYakou


Triste destin que celui de ce pauvre Loujine, enfant solitaire, mutique, fuyant, incompris par ses parents et souffre-douleur de ses camarades. Autiste aussi, très surement. Jusqu'au jour où il découvre tout à fait par hasard le jeu d'échecs dans lequel il s'immerge pour se réfugier dans l'abstraction la plus pure, échapper à la vie et au contact humain qu'il abhorre.

Très vite, son talent éclate au grand jour. Roi des combinaisons les plus folles, il bat tous les adversaires qu'on lui présente, devient un enfant prodige, quitte le lycée et, cornaqué par un individu inclassable (Valentinov), il est promené de capitale en capitale, admiré comme une bête de foire, et sa célébrité dépasse bientôt les frontières. Il excelle en particulier pour les parties en aveugle où il fait des merveilles, battant avec facilité plusieurs adversaires en même temps. Puis il grandit, devient Grand Maître International et finalement l'un des prétendants à la couronne de champion du monde.

C'est à ce moment que son univers se fissure peu à peu. Car les échecs en compétition, c'est un adversaire face à soi, la lutte la plus âpre, la défaite ou la victoire, et celui qui perd ressent sa mort. Loujine qui dans les échecs avait trouvé un moyen de fuir les contacts humains se trouve de fait plongé au coeur de la relation avec l'autre, cet adversaire qui le combat sans pitié. Terminées les parties en aveugle où on ne voit même pas ses adversaires. Désormais, la personnalité de l'autre est présente. Elle est écrasante, insupportable, suffocante et on ne peut lui échapper.

Terrifié par cette lutte qui l'épuise, son jeu évolue. Il devient défensif à l'extrême. Finies les attaques grandioses, les combinaisons exceptionnelles, Loujine devient bientôt célèbre pour sa capacité à défendre, à déjouer les attaques et profiter des fautes adverses. Mais tout devient de plus en dur, jusqu'au jour où il craque, détruit par les enjeux de ce qui n'est finalement pas un jeu.

Je ne vais pas révéler son cheminement ultérieur. Mais sa manière de vivre procède ensuite comme aux échecs par sa défense (ses défenses) pour éviter de tomber, encerclé de toute part par une vie extérieure pour laquelle il est totalement inadapté et qui le panique. Trajectoire tragique que personne ne pourra dévier, même pas sa fiancée qui le materne comme un bébé.

Métaphore sublime sur l'être inadapté, La défense Loujine est un livre puissant qui ne peut laisser indifférent. Peut-être le meilleur Nabokov (jugement très personnel, j'en conviens). Ce roman pourtant n'est pas exempt de reproches. La personnalité du personnage de sa fiancée demeure un mystère insondable et on peine à comprendre sa logique et sa cohérence psychologique (Nabokov peut-être s'en rend compte lui-même quand il fait dire à la mère de la jeune femme : "Elle ne l'aime pas"). le comportement de Loujine lui-même comporte quelques soubresauts qui cadrent mal avec sa logique d'ensemble. Mais qu'importe, malgré ses défauts, la défense Loujine reste une oeuvre marquante que j'ai relu à quarante ans d'écart avec la même fascination et la même empathie pour ce pauvre bougre dont la souffrance mentale n'a pas d'égal.
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