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Critique de EvlyneLeraut


« Comme si de rien n'était » est magistral. Superbement maîtrisé, doté d'une traduction perfectionniste par Florica Courriol. Ce chef-d'oeuvre est un pan de l'Histoire roumaine dans les années 1980, mais pas que. Alina Nelega délivre l'idiosyncrasie d'un pays en proie à la dictature lors du pouvoir de Ceausescu. On ressent les palpitations d'une autrice qui cherche et réussit à démonter un à un les diktats d'une société fragilisée, appauvrie, aux arborescences interethniques. Ce livre est une mise en lumière profondément vivante, une immersion au coeur même d'un pays manichéen. D'un côté la milice, le camaradebienaimé, le bienaiméconducator, les surveillances, les filatures, les ombres sournoises, les loups gris.
« Lorsque leconducatorbienaimé sera mort, sa vie sera une page blanche, immaculée, elle pourra enfin révéler tous ces mots dissimulés jusque-là dans les feuilles camouflées dans ses cours de linguistique, de poésie romantique et de littérature comparée. »
De l'autre côté les battants, les survivants entre les rationnements, les coupures d'électricité, la faim, la liberté d'expression anéantie. le côté face d'une Roumanie ravagée et décontenancée. Ce livre miroir laisse les reflets sur le bord des lignes d'Alina Nelega. On ressent son double en action, prête à tout dire, d'une voix neutre, exacte et affranchie. Prenez soin de ce versant d'une montagne à franchir. L'heure est grave et nécessaire. Ici, il y a la jeunesse : Cristina :
« Elle habite avec ses parents dans un deux-pièces dans la zone de Katanga. Nana vient la chercher après ses cours de théâtre à l'École populaire d'art. »
Nana :
« le père a réalisé les plans de systématisation de la ville et le Parti lui a offert en échange cette maison sur la colline résidentielle, où habitent médecins, directeurs d'usine… » « Nana a une chambre rien qu'à elle très haute. »
Cristina est tenace, volontaire comprend que seule la littérature la sauvera. Nana et Cristina sont soudées. Siamoises, lianes, fleuve et espoir. Femmes bouillonnantes d'une révolte sourde. Elles sont l'art en fusion. Artiste, Nana tourbillonne sur les planches. Cristina écrit et lit, l'évasion étendard, la liberté solitaire en ses mains. Les sens en éveil, l'osmose de deux filles qu'un pays sépare. Et pourtant elles sont les Louise Michel, les amantes, les interdits d'une sexualité muselée. L'homosexualité est bannie.Le livre prend vigueur, encercle tous les protagonistes. Les volets se ferment. La pénurie, les difficultés sont des fardeaux incommensurables. Comment se réaliser dans un tel totalitarisme ? La lecture n'est plus, tant sa force frappe et dévoile les torpeurs et les déchirures de Cristina, Nana, Radu et tous les bien-nommés de ce grand livre courageux, exutoire et sociétal.
« Elle n'a plus mangé quelque chose de comestible depuis trois jours ; sur les cinq oeufs achetés avec ses bons de rationnement trois étaient pourris. »
« Cristina l'avait trompée avec son propre frère, Radu, elle s'était même misérablement vengée, sans aucun scrupule, en l'épousant lui, le seul homme que Nana ne pouvait pas détester, ça l'avait paralysée, détruite. C'était pour ça qu'elle avait pleuré à la gare, mais Cristina n'avait pas compris, pour ça qu'elle était partie passer le concours d'art dramatique, pour la fuir, pour se construire une autre vie dans un autre monde. »
Ce livre mature, certifié est un film en noir et blanc. On cohabite avec ce peuple meurtri. Ces femmes vouées aux mensonges pour résister, faire « comme si de rien n'était ». Les mains dans les poches pour effacer le geste en devenir. Les lèvres closes et les larmes colombes.
« le nudisme, on le sait, se pratique à égalité. Dans l'absence d'intimité. Mais l'intimité n'est -elle donc pas une condition de la liberté ? Ou alors cette nudité n'est qu'un leurre. »
Ces hommes robots « ouvriers d'élite riant de toutes leurs dents grises et serrant la main du conducatorbienaimé gris qui les aime… le jaune est un gris pâle et le blanc est le gris le plus clair, le plus chargé d'amour. Alléluia ! »
N'ayez de crainte, il faut le savoir, que tout est vrai ; que ce livre est le flambeau, le passeur de ce qui fut pour que tout s'arrête enfin. La réalité n'est plus déformée par la glace des non-dits. Alina Nelega c'est elle : ces femmes. le devoir de dire, la sagesse d'écrire, le soin de confier son oeuvre à Florica Courriol sa soeur, sa passerelle. Ce livre est une urgence de lecture. Il ose la parole tel un voile qui se déchire. Mémoriel, engagé (l'homosexualité féminine), crucial, il est le porte-voix des femmes du monde. « Comme si de rien n'était » est un devoir de lecture. Un hymne à la liberté, la noria des possibles. « Prix Observator cultural 2020 : Grand prix de littérature en Roumanie. » Publié par les majeures Éditions Des Femmes Antoinette Fouque.


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