Overblog
Rechercher
Connexion + Créer mon blog
L'Or des livres
AccueilINDEX Auteurs-Titres A/BC/GH/MN/ZLangue françaiseDomaine étranger (traduction/v.o)LiensContact
Comme si de rien n'était, de Alina Nelega
Publié le 26 avril 2021 par Emmanuelle Caminade
Comme si de rien n'était, de Alina Nelega
Alina Nelega est surtout connue en tant que dramaturge, ses pièces étant traduites et jouées dans de nombreuses langues. Après un premier roman publié en Roumanie en 2001 - mais non traduit en français -, elle est brillamment revenue à ce genre. Comme si de rien n'était, sorti dans son pays en 2019, a en effet remporté le Prix Observator cultural 2020. Et, grâce à Florica Couriol - toujours attentive à la littérature contemporaine de son pays natal -, les éditions des femmes nous en proposent aujourd'hui une magnifique traduction.
Ce roman semble s'inscrire dans le sillage du célèbre monologue théâtral de l'auteure roumaine publié dans sa version française en 2012 sous le titre Amalia respire profondément (1) et joué de nombreuses fois, notamment au Festival d'Avignon. Oscilllant entre tragique et grotesque, l'auteure y décrivait une fille étonnamment naïve traversant l'histoire plombée de son pays en tentant de survivre dans des conditions irrespirables. Jusqu'à la délivrance du dernier soupir.
1) Monologue en un acte et huit séquences (ou respirations), traduit en français par Mirella Patureau (L'espace d'un instant, 2012)
Comme si de rien n'était couvre la décennie 1979/1989 correspondant aux dix dernières années, les plus dures, de la dictature roumaine. Il se déroule essentiellement en Transylvanie, dans cette région multiculturelle enserrée par les Carpates qui fut rattachée à la Roumanie lors du démantèlement de l'Empire austro-hongrois. Un territoire qui, après la parenthèse de la guerre où il fut rendu aux Hongrois, obtint le statut privilégié de région autonome avant qu'il ne lui soit retiré par Ceausescu en 1968, non sans frustrations sévères.
«Dans ce pays de misère et d'hypocrites», nous suivons le destin individuel de Cristina, une jeune héroïne nourrissant deux grandes passions : l'une pour son amie de lycée Nana qui semble son reflet inversé (2), et l'autre pour l'écriture.
Lycéenne de terminale dans une ville transylvaine non nommée - mais qu'un lecteur roumain reconnaîtra aisément (3) -, Cristina réalise qu'elle est amoureuse de sa meilleure amie. Mais, après un bref épisode fusionnel où elles «se sont embrassées et touchées de partout», elles sont vite séparées. Nana s'enfuit sans crier gare pour suivre des cours de théâtre à Bucarest, tandis que Cristina, recalée au concours des universités, se retrouve à traduire des notices techniques dans un bureau avant de réussir à entrer à l'université provinciale de Cluj.
Cristina épousera sans enthousiasme Radu, le frère de son amie «dont le seul attrait est qu'il ressemble à sa soeur», puis se retrouvera avec un enfant, fruit d'un viol qu'elle tiendra secret, comme effacé de sa vie : «Il ne s'est rien passé, ce n'est qu'une journée vide dans sa mémoire». Après son divorce, renouant avec Nana, elle connaîtra une courte période de bonheur. Mais Popa Traian, son violeur, croisera de nouveau son chemin...
Et les deux passions de Cristina seront anéanties, l'héroïne ne pouvant survivre à leur destruction.
2) Elles appartiennent à des classes sociales différentes, et si Cristina est une fille de banlieue du quartier Katanga, son amie habite un quartier résidentiel. Nana devenue actrice porte toutes ses expériences, toutes ses blessures en elle, prêtes à être utilisées pour nourrir l'illusion sur scène. Cristina, au contraire les nie, les oublie en surface, réinvestissant cette vérité avec une violence, une fantaisie et une franchise désarmante dans les textes qu'elle imagine en secret, et qui ne seront jamais publiés.
3) Târgu-Mures, la ville natale de l'héroïne comme de l'auteure. Cf l'interview (en roumain) donnée par l'auteure à Andreï Vornicu en 2019 : ICI (et sa traduction approximative Google : ICI)
Târgu-Mures (1967)
Comme si de rien n'était est un livre dense, riche et profond dont la touchante héroïne, si sincère et vulnérable, marque durablement le lecteur. Ce roman d'amour doublé d'un roman politique et social décrit la privation de liberté et l'asphyxie progressive de toute une société. Il traite plus spécifiquement de la condition des femmes et des minorités sexuelles et ethniques - doublement opprimées (4) sous la dictature communiste -, brisant les tabous de l'homosexualité, notamment féminine, comme de l'instinct maternel. Et il éclaire les peurs et les préjugés, et surtout la profonde dégradation morale de cette société roumaine patriarcale sous l'emprise totalitaire.
L'auteure y décrit ainsi au quotidien, avec l'authenticité criante du vécu, les multiples mécanismes de contrôle et d'enfermement, ainsi que l'ampleur des pénuries et de la corruption. Et, sondant les rouages intimes des êtres humains confrontés à ces situations extrêmes, elle met en scène de nombreux protagonistes complexes, jamais manichéens : des personnage contaminés à des degrés divers qui s'éloignent insensiblement des schémas moraux, perdant peu à peu une conscience nette du bien et du mal.
Mettant en abyme sa propre écriture au travers de celle de Cristina, Alina Nelega nous interroge de plus sur le réel et l'imaginaire, la vérité et le mensonge. Mais aussi sur l'incommunicabilité entre les êtres, sur la difficulté à être soi et à être compris par l'autre, éclairant la profonde solitude de son héroïne animée par un désir de transparence : «Elle voudrait que les gens disent ce qu'ils pensent ou se taisent, un point c'est tout, comme ça on n'aurait pas besoin de faire semblant».
Une héroïne qui voudrait aussi «être regardée», et dont la vie se résumera dans la quête impossible de bonheur de cette «lourlougeana», un être étrange issu de son imagination, dont la peau transparente laisse voir tous les organes, toutes les pensées et les émotions : «C'était un peu comme regarder un aquarium où nagent, à la place des poissons, des sentiments, des idées, des souvenirs et des désirs».
4) L'oppression de la dictature contamine et renforce en effet les préjugés d'une société fondamentalement patriarcale, et majoritairement machiste qui devient de plus en plus nationaliste
Comme si de rien n'était ...
«On fait semblant de rien mais en réalité c'est au grand jour, sauf que tout le monde détourne le regard.»
À l'époque, la Roumanie avait un des systèmes de terreur les plus efficaces et lutter contre la dictature au sein du pays était impossible. Fermer les yeux et faire «comme si de rien n'était» était la seule façon de survivre, surtout pour les petites gens.
Cristina semble venir d'une autre planète. Certes ce n'est pas une sainte, elle aussi simule, mais elle résiste. Elle ouvre grand les yeux et regarde : «Elle avait cette mauvaise habitude de regarder pour voir», nous dit-on d'emblée. Et elle enregistre toutes ses expériences dans le moindre détail, comme «chacun des gestes de tous les gens qu'elle [a] connus, chaque son ou visage vu, entendu ou imaginé...», sans compter les odeurs, des effluves culinaires les plus réconfortantes aux relents de saleté et aux émanations polluantes.
C'est le refuge ludique de l'imaginaire, de l'écriture, qui lui permet de résister, de respirer dans ce pays étouffant en oubliant l'insupportable et en inventant, avec une fantaisie loufoque et débridée, une autre réalité lui permettant de survivre. Tout comme certains trouvent quelque respiration dans ces blagues qui circulent, cet humour affleurant aussi dans les improvisations théâtrales (5). Et elle écrit ainsi sur sa machine ou dans sa tête des histoires finissant toujours mal qui semblent «idiotes» et «tirées par les cheveux». Sa réalité imaginée traduit cependant toute la violence des situations vécues, de manière certes fantastique et surréaliste mais non sans vérité.
5) Ex : « – Je vais chercher du pain et je reviens ensuite.
- D'accord, je t'attends ici à la station, mais jusqu'à ce soir seulement, quand le bus arrive. S'il arrive. »
Une anti-héroïne victime sacrificielle de la dictature
L'héroïne collectionne les mésaventures, victime de multiples incidents qui, sous la dictature communiste, prennent des proportions démesurées confinant à l'absurde : «Pourquoi faut-il que tout ça lui arrive à elle, sa vie est un gâchis, elle est elle-même un gâchis».
Elle n'apparaît pas aux autres comme «normale», son mode de survie se faisant au prix d'une dissociation du corps et de l'esprit, un peu comme sur scène où «on dit un truc...en pense un autre et fait autre chose». Elle «vit dans sa tête» car «ils n'ont pas encore installé de micros dans son cerveau, c'est le seul endroit où ils ne peuvent pas pénétrer». Et de manière «déspatialisée» et quasi schizophrénique, elle semble là dans le monde réel alors que son ressenti et ses pensées la transportent ailleurs dans des sortes de délires hallucinatoires qui alimentent son écriture, comme les histoires fabuleuses qu'elle raconte à son fils.
Des histoires où elle s'identifie de manière à la fois cocasse et émouvante à «la crocodila» ou à l'oie blanche Ghighi tandis que, toujours attentive à la moindre bestiole, elle use souvent de comparaisons animales pour qualifier le comportement des humains ou son propre ressenti - ce qui renforce l'étrangeté, le décalage de son univers. Un univers renvoyant tant à la poésie, à la féérie et à l'exotisme des contes pour enfants qu'à l'univers orwellien de la ferme des animaux.
Et cette anti-héroïne au prénom christique vivant dans un autre univers apparaît comme la victime sacrificielle de cette dictature :
Crocodila se débat, elle n'a plus d'air, ne peut plus ouvrir la bouche, le marteau la frappe fort sur la tête, sa tête tourne, elle suffoque, l'eau lui pénètre dans les narines, la gorge, Crocodila se retourne sur le ventre, là, la peau est blanche et fine, sans écailles, la faucille s'y enfonce en profondeur, la déchire, elle se vide, impuissante, ne bouge plus. Disparue Crocodila, il ne reste plus que Cristina, toute molle, désarmée, flottant à la dérive.
(p.220)
Une tragédie en trois actes
Trois grandes parties chronologiques nous menant jusqu'à l'effondrement de la dictature en décembre 1989 épousent la progression dramatique du récit. Elles se divisent en vingt-et-une sections qui sont moins des chapitres que de petites histoires marquant des étapes dans la vie de Cristina (et suivant accessoirement le parcours de Nana). Des histoires avec chacune un titre, un incipit et un excipit (voire une chute) très soignés, se succédant avec des sauts temporels et des ellipses narratives (comblées dans les sections suivantes), un peu comme dans un montage filmique.
Et la première histoire de chaque partie annonce symboliquement la tonalité dominante, celle qui ouvre le livre indiquant en outre de manière prémonitoire tant la fin inéluctable de l'amour de Cristina et Nana et le rôle qu'y jouera le Parti que la chute de la dictature communiste (6).
Les premières années (1979/1983) sont celles de la jeunesse de Cristina qui au début du livre a à peine dix-huit ans, et on ressent toute sa fraîcheur et sa naïveté dans le récit de ces premières expériences douloureuses. Certes cette première partie se termine sur l'épisode de son viol par l'agent spécial du Parti Popa Traïan – un viol dont nous ne savons pas encore qu'il sera le pivot de son malheur, même si une première conséquence en est subtilement annoncée. Mais elle ne perd ni goût à la vie, ni espoir : «I am alive, dit-elle à haute voix. Je suis en vie, je suis jeune, j'ai vingt-deux ans, aujourd'hui j'ai mangé.»
Dans la seconde partie (1984/1987), Cristina débarque dans une petite ville de montagne glaciale de la Transylvanie profonde pour enseigner le roumain comme langue étrangère, étant séparée géographiquement de son mari comme de son fils Stefan qu'elle ne voit qu'occasionnellement. Elle rêve encore de pouvoir un jour se consacrer à l'écriture, même si elle ne peut plus écrire la nuit - sa machine faisant trop de bruit. Alors elle écrit surtout dans sa tête, mêlant souvent, aidée par l'alcool, le sordide de son environnement et ses hallucinations. Et l'on ne distingue pas toujours bien la part de la réalité et de l'imagination (7).
Divorçant assez rapidement, elle reprend sa relation amoureuse avec son amie dont «les bras l'arrachent aux griffes du néant». Mais ce bonheur sera éphémère. Car Popa Traian (devenu procureur) pénètre de nouveau son logement pendant son absence et viole cette fois sa «chambre secrète» en s'emparant de sa machine Erika et de ses nombreux écrits - qui atteignaient presque la taille d'un roman.
La dernière partie se déroulant de 1988 à 1989 est celle de l'anéantissement de Cristina. Car «le combat contre le popatraian dans la réalité pouvait être remporté par l'imagination, mais une fois qu'il a eu violé son imagination, il lui faut l'affronter dans cette réalité-ci. Dans laquelle elle doit dire la vérité.» Or la vérité tue l'amour et celui de son amie ne résistera pas, Nana l'abandonnant une deuxième fois en quittant la Roumanie.
Rejetée de tous et perdant totalement contact avec la réalité, elle ne s'aperçoit pas que tout bouge - et pas seulement chez les autres. La presse internationale a ainsi les yeux rivés sur la Roumanie car «on tire sur la foule à Timisoara» (8).
Une nuit où elle réussit à utiliser la machine à écrire électrique de la bibliothèque, elle va alors entamer son «chant du cygne» : «elle écrit aussi vite qu'elle pense, comme si elle chevauchait une énorme vague (…) les mots reviennent à elle comme un flux qui retrouverait une mer apparemment morte...».
Avant que, comme une «lourlougeana», elle ne disparaisse un jour dans l'air enivrant, «dans une sorte de respiration longue-longue qui n'en fin[it] plus».
6) La coupe remportée par le Lycée, lauréat du Concours des Jeunesses communistes l'année précédente, sera brisée malencontreusement par Nana, et Cristina en ramassant les morceaux pour éviter que son amie ne soit punie se blessera sur un éclat (sur lequel était dessiné l'emblème du Parti) ...
7) Notamment lors de ces retrouvailles avec cette Nana devenue actrice qui l'obsède ou de ses disputes avec son infidèle mari
8) le régime de Ceaușescu s'est effondré après l'ordre donné aux forces armées et à la Securitate d'ouvrir le feu sur les manifestants anti-communistes dans la ville de Timisoara
Timisoara, décembre 1989
Une écriture signifiante
Le choix habile d'une narration à la troisième personne mais avec un narrateur adoptant totalement le point de vue de Cristina (et dans une moindre mesure celui de Nana ou rarement de Radu) permet à l'auteure de renforcer l'impression de déphasage de son héroïne dans un jeu de proximité et de distanciation. Utilisant beaucoup le pronom "elle" sans référence à celle qu'il désigne, elle peut ainsi entretenir un temps l'ambiguïté (9) tandis que, comme dans un récit à la première personne, elle emploie les appellations familières et le langage adolescent de Cristina («Maman, Papa, Tonton Gilou... / l'aprèm, la grass'mat, fastoche...» ).
Servant le souci d'exhaustivité d'une héroïne qui veut tout emmagasiner pour en rendre compte plus tard en écrivant, l'écriture s'enrichit d'incises et de digressions et s'avère très précise, tout en étant souvent allusive (faisant, au détour de nombreuses phrases, de courtes allusions concrètes au fonctionnement du régime). le récit avance néanmoins avec rythme et fluidité, l'auteure n'ayant pas peur d'utiliser de longues phrases bien scandées intégrant la majeure partie des dialogues (dans un discours direct libre introduisant d'autres perspectives, d'autres locuteurs, et imitant l'oral avec vivacité).
Alina Nelega a de plus une écriture bariolée, comme il convient dans une région multi-ethnique. Outre de nombreuses phrases en anglais (non traduites comme dans le texte original), le texte est émaillé de termes magyars, notamment culinaires, et même de quelques expressions en romani (tous traduits en bas de page), les accents étant aussi notés (10).
Il ne faut pas oublier enfin l'aspect ironique et ludique de cette écriture qui aide à maintenir tout au long du roman cette tension constante entre tragique et comique comme entre réalité vécue et imaginée. L'auteure recourt ainsi beaucoup au fantastique et à l'absurde (pour désamorcer par exemple l'horreur de la scène de viol), et adopte des angles de vue cinématographiques surprenants (comme dans cette première scène hilarante où l'héroïne terrorisée se focalise sur les chaussures du camarade-inspecteur jusqu'à leur donner voix, ou dans cette comique vision en contre-plongée sur une plage nudiste...). Elle aime par ailleurs agglutiner les mots pour se moquer des formules toutes faites («leconducteurbienaimé, lapatrielaplusbelledumonde ...»), reprendre des refrains musicaux («girlsjustwanahavefun, thedaybeforeyoucame») ou traduire l'insistance («siteplaîtsiteplaît»...), tout en marquant les intonations («Alôôôô, Nooooon, si sucréééé, indiscipliiiiine»...).
9) Notamment entre le "elle/je" de Cristina et le "elle" de Nana, deux héroïnes qui, de plus, se dédoublent elles-mêmes (Cristina en Crocodila et Nana devenant Julie à Paris)
10) Bela, l'ancien camarade de lycée de la section magyare déforme ainsi les mots, il prononce «abzurde» et appelle l'héroïne «Krisztina»
Comme si de rien n'était est ainsi un livre rebelle, engagé et humaniste, à dimension universelle. Un livre tragique et drôle, bouleversant, comportant nombre de morceaux d'anthologie et dont la construction, les choix narratifs comme la langue épousent intimement le propos. Un très grand roman !
Comme si de rien n'était, Alina Nelega, traduit du roumain par Florica Couriol, Editions des femmes, 8 avril 2021, 288 p.
A propos de l'auteure :
https://www.desfemmes.fr/auteur/alina-nelega/
EXTRAITS :
On peut lire la note de la traductrice (p.5/8) et les premières pages du roman (p.13/18) : ICI
Retour Page d'Accueil
Publié dans Fiction, Histoire
Partager cet article
Partager 0Enregistrer
Repost
0
S'inscrire à la newsletter
Vous aimerez aussi :
Les Printemps sauvages, de Douna Loup
Les Printemps sauvages, de Douna Loup
Hotel Andromeda, de
Commenter  J’apprécie         20