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Critique de Deleatur


Inutile, je crois, de revenir une fois encore sur l'histoire très particulière de ce texte, miraculeusement échappé à la destruction tandis que son auteure disparaissait à Auschwitz en 1942. En ce qui me concerne, c'est sur Babelio que je me suis intéressé pour la première fois à Irène Némirovsky (et je suis d'ailleurs impressionné de voir à quel point la fréquentation de ce site a guidé et réorienté mes lectures en à peine deux ans, avec un saut qualitatif qui me laisse rêveur).
Si l'histoire éditoriale de ce roman sort de l'ordinaire, son propos n'est pas davantage en reste : Suite française est le récit de l'exode des civils lors de la débâcle française de 1940, suivi de la première année d'occupation du territoire par l'armée allemande. Selon le projet de l'auteure, l'entreprise devait comporter au moins quatre volets, les deux derniers n'ayant jamais été écrits. En l'état actuel, et à tout jamais, l'oeuvre se constitue donc de deux brefs romans (Tempête en juin et Dolce), qui se partagent quelques personnages tout en demeurant indépendants l'un de l'autre. Il est important de préciser que ces romans sont suffisamment autonomes pour que le lecteur ne retire pas de sa lecture la frustration de l'inachevé. Ils sont aussi suffisamment complémentaires pour que l'on conserve le regret de ne jamais connaître la suite.
Voulant connaître un peu Irène Némirovsky avant ma lecture, j'ai appris qu'on l'avait accusée de ce paradoxe : être à la fois juive et antisémite. Cette idée me laisse assez perplexe, je dois bien le dire. Certes, dans les premiers temps de l'Occupation, elle a continué à envoyer ses textes à des revues notoirement antisémites, dont Gringoire. En lisant la correspondance reproduite dans les annexes du roman, il me semble pourtant qu'il n'y avait là surtout qu'une question alimentaire : Némirovsky se démenait pour faire jouer des liens personnels afin de pouvoir nourrir sa famille. Sur le contenu antisémite de ses écrits, je ne me prononcerai pas, tout simplement parce qu'il n'en est pas question dans Suite Française.
Les deux tomes sont de ton et de propos très différents. J'ai également apprécié les deux, quoique pour des raisons différentes : joyeusement corrosif, le premier raconte la fuite éperdue d'une poignée de personnages hors de Paris en juin 1940. Némirovsky déploie ici un rare talent pour dépeindre la petitesse, l'égoïsme et l'étroitesse d'esprit de la bonne bourgeoisie parisienne. Les seuls personnages qu'épargne son ironie grinçante sont des gens de peu : des paysans et surtout un couple de petits employés parisiens au désarroi très touchant. Pour le reste, on savoure la verve de Némirovsky dans sa détestation des grands bourgeois. C'est un véritable régal de méchanceté vacharde, dont Pierre Lemaître aurait pu s'inspirer.
Le second volume, lui, fait le récit des débuts de l'Occupation dans un bourg de campagne. Némirovsky délaisse cette fois la noirceur drolatique pour un tableau psychologique bien plus nuancé : aux yeux des paysans et des notables, ces soldats allemands qui s'installent dans leur village sont certes des ennemis que l'on n'aimera jamais. Mais il apparaît aussi que ce sont des hommes, ni pires ni meilleurs que beaucoup d'autres. Et des liens se nouent malgré tout entre occupants et occupés, liens à la fois circonspects et coupables. L'histoire est moins chorale, s'attachant surtout à un couple de personnages : la belle Lucile et le lieutenant qu'elle est contrainte d'héberger. Relation complexe, faite d'attirance contrariée, entre deux êtres qui croient se comprendre mais pensent pourtant différemment. Difficile de ne pas faire le parallèle avec Vercors et son Silence de la mer (que je dois relire pour approfondir ou pas la comparaison).
Naturellement, il faut être conscient du biais historique que présente ce deuxième volume : en fait de soldats allemands, il n'est question ici que de la Wehrmacht, et on ne trouvera pas l'ombre d'un SS ni d'un gestapiste à l'horizon. Des autorités de Vichy, il est à peine fait mention, et sur la déportation pas un mot. Voilà en somme une occupation qui se montre sehr korrekt... Il est vrai que l'action se situe à la charnière de 1940-1941, c'est-à-dire avant la guerre contre l'URSS, au moment où l'Allemagne est encore persuadée de sa victoire imminente et définitive, et où les exactions nazies sur le territoire français restent limitées. Sans être historiquement faux, le tableau doit donc être replacé dans ce contexte précis. le sujet du livre, cependant, n'est pas là : c'est à la complexité des rapports humains que s'intéresse l'auteure, et au développement d'un réseau de lézardes subtiles dans l'édifice des idées reçues.
Un mois avant d'être arrêtée par la gendarmerie française, sans doute consciente que l'Occupation risque de ne pas rester très korrekt en ce qui concerne sa famille, Irène Némirovsky résume elle-même l'esprit de son entreprise, dans son journal à la date du 2 juin 1942 : « Ne jamais oublier que la guerre passera et que toute la partie historique pâlira. Tâcher de faire le plus de choses, de débats... qui peuvent intéresser les gens en 1952 ou 2052. »
C'est réussi.
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