Suite française, un film franco-britannico-belge coécrit et réalisé par Saul Dibb, sorti en 2015. Il s'agit de l'adaptation du roman homonyme écrit par Irène Némirovsky en 1942.
Les bottes... Ce bruit de bottes... Cela passera. L'occupation finira. Ce sera la paix, la paix bénie. La guerre et le désastre de 1940 ne seront plus qu'un souvenir, une page d'histoire, des noms de batailles et de traités que les écoliers ânonneront dans les lycées, mais moi, aussi longtemps que je vivrai, je me rappellerai ce bruit sourd et régulier des bottes martelant le plancher.
-"Et puis, de n'avoir pas été une enfant quand il était temps de l'être, il semble que l'on ne peut jamais mûrir comme les autres; on est fané d'un côté et vert de l'autre, comme un fruit trop tôt exposé au froid et au vent...
Et dire que personne ne le saura, qu'il y aura autour de ça une telle conspiration de mensonges que l'on en fera encore une page glorieuse de l'Histoire de France. On se battra les flancs pour trouver des actes de dévouement, d'héroïsme. Bon Dieu ! ce que j'ai vu, moi ! Les portes closes où l'on frappait en vain pour obtenir un verre d'eau, et ces réfugiés qui pillaient les maisons ; partout, de haut en bas, le désordre, la lâcheté, la vanité, l'ignorance ! Ah ! nous sommes beaux !

Que le corps humain semble fort lorsque c'est la chair d'un autre homme qui saigne ! Qu'il est facile de regarder la mort en face lorsque c'est d'un autre homme qu'elle approche ! Eh bien ! c'était son tour maintenant. Ce n'était plus d'un enfant chinois, d'une femme espagnole, d'un Juif d'Europe centrale, de ces pauvres charmants Français qu'il s'agissait, mais de lui, de Hugo Grayer ! De son corps roulé dans l'écume de la mer et les vomissements, glacé, solitaire, malheureux, tremblant ! Comme il avait regardé, puis froissé d'une main paisible, avant de se mettre au lit, ces journaux qui contenaient les récits de bombardements, de torpillages, d'incendies - ah ! il y en avait trop, la pitié elle-même se lassait -, ainsi, demain, des gens sages et tranquilles contempleraient un instant l'image d'une mer monotone et lisse où flotte une épave, et ils n'en perdraient pas une bouchée de pain, ni une gorgée de vin, ni une heure de sommeil. Il serait gonflé par l'eau, mangé par les bêtes marines, et dans un cinéma de New York ou de Buenos Aires passerait sur un écran : "Le premier navire neutre torpillé dans cette guerre !" Et cela serait vieux et oublié et n'intéresserait personne. Des gens penseraient à leurs affaires, à leurs maladies, à leurs ennuis. Des garçons saisiraient dans l'ombre des filles par la taille ; des enfants suceraient des bonbons.
Après tout, ces grandes migrations humaines semblaient commandées par des lois naturelles, songeait-il. Sans doute des déplacements périodiques considérables de masse étaient nécessaires aux peuples comme la transhumance l'est aux troupeaux. Il y trouvait un curieux réconfort. Ces gens autour de lui croyaient que le sort s'acharnait particulièrement sur eux, sur leur misérable génération; mais lui, il se souvenait que les exodes avaient eu lieu de tout temps.

Qu'ils aillent où ils veulent; moi, je ferai ce que je voudrai. Je veux être libre. Je demande moins la liberté extérieure, celle de voyager, de quitter cette maison (quoique ce serait un bonheur inimaginable !), que d'être libre intérieurement, choisir ma direction à moi, m'y tenir, ne pas suivre l'essaim. Je hais cet esprit communautaire dont on nous rabat les oreilles. Les Allemands, les Français, les gaullistes s'entendent tous sur un point: il faut vivre, penser, aimer avec les autres, en fonction d'un État, d'un pays, d'un parti. Oh, mon Dieu ! je ne veux pas ! Je suis une pauvre femme inutile; je ne ne sais rien mais je veux être libre ! Des esclaves nous devenons, pensa-t-elle encore; la guerre nous envoie ici ou là, nous prive de bien-être, nous enlève le pain de la bouche; qu'on me laisse au moins le droit de juger mon destin, de me moquer de lui, de le braver, de lui échapper si je peux. Un esclave ? Cela vaut mieux qu'un chien qui se croit libre quand il trotte derrière son maître. Ils ne sont même pas conscients de leur esclavage, (...) et moi je leur ressemblerais si la pitié, la solidarité, "l'esprit de la ruche" me forçaient à repousser le bonheur.
« En temps de guerre, aucun de nous n’espère mourir dans un lit. » (p. 359)
Il y avait toujours en eux une ardente volonté de bonheur; sans doute parce qu'ils s'étaient beaucoup aimés, ils avaient appris à vivre au jour le jour, à oublier volontairement le lendemain.
Elles ne comprenaient donc rien ? La vie était shakespearienne, admirable et tragique, et elles la rabaissaient à plaisir. Un monde s'effondrait, n'était plus que décombres et ruines, mais elles ne changeaient pas. Créatures inférieures, elles n'avaient ni héroïsme ni grandeur, ni foi ni esprit de sacrifice. Elles ne savaient que rapetisser tout ce qu'elles touchaient, à leur mesure.
Antoinette tremblait de tous ses membres, mais elle sortit avec lenteur sans une larme.
— Charmant, dit Mme Kampf quand elle fut partie : ça promet... D'ailleurs, j'étais toute pareille à son âge ; mais je ne suis pas comme ma pauvre maman qui n'a jamais su me dire non, à moi... Je la materai, je t'en réponds...
—Mais ça lui passera en dormant ; elle était fatiguée ; il est déjà onze heures ; elle n'a pas l'habitude de se coucher si tard : c'est ça qui l'aura énervée... Continuons la liste, c'est plus intéressant, dit Kampf.