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Critique de Sofiert


Elle a 85 ans et vient de publier son 59e roman qui dissèque la société américaine avec toujours le même engagement.
Ecrire avec une telle pertinence, une telle acuité sur des questions aussi contemporaines que celles soulevées par le mouvement  #MeToo et celui de #BlackLivesMatter relève déjà de l'exploit pour n'importe quel auteur, mais témoigne d'une connexion extraordinaire chez une auteure de cet âge qui reste totalement en phase avec la société actuelle.

Joyce Carol Oates a expérimenté de nombreux genres littéraires, écrit des romans très différents et son écriture s'est transformée au fil des années. Qu'elle parle de famille ou de sexualité, qu'elle ausculte l'aliénation ou la perversion, qu'elle évoque les ravages du racisme et des inégalités ou qu'elle dénonce la corruption et les violences policières, elle demeure toujours au plus près des passions humaines, de celles profondément destructrices qui donnent à voir la part sombre de l'humain.

Si elle n'a jamais hésité à décortiquer les comportements humains et à en expurger l'ambivalence, elle s'attaque ici à des émotions difficilement acceptables, source d'un profond malaise chez le lecteur. C'est sans doute pour provoquer cette gêne et cet inconfort qu'elle nous donne à voir une femme victime d'agression sexuelle qui tombe amoureuse de son violeur.
Cette séduction , politiquement incorrecte et provocation insoutenable, va toutefois nous éclairer sur les mécanismes de l'emprise.

Hannah est une mère de famille au foyer, vivant dans une somptueuse maison dans la banlieue blanche et aisée de Détroit. Après 11 ans de mariage, elle se sent délaissée par son mari et se rend à un rendez-vous secret dans un grand hôtel pour retrouver un homme qui lui a manifesté de l'attention.
A l'origine de ce rendez-vous, il y a de l'ennui et du désoeuvrement : " Chaque journée est un rectangle sur un agenda. Un espace vide à remplir. Chaque espace, une fenêtre munie de barreaux : remontez la fenêtre aussi haut que vous le pouvez et pressez votre visage contre les barreaux, respirez l'air frais en défaillant de désir, accrochez vous à ces barreaux, ils sont là pour enfermer mais aussi pour protéger, quel plaisir de les secouer avec violence en les sachant impossibles à briser. "

Hannah ne cherche ni l'adultère occasionnel , ni même le plaisir sexuel. Elle veut juste être regardée, si possible être aimée." Si une femme n'est pas désirée, elle n'existe pas ", pense-t-elle. Mais ce qui l'attend derrière la porte 6183 lui est signifié dès sa sortie de l'ascenseur. C'est le soleil qui" empale Hannah comme un fer de lance lui transpercant le front ", c'est" une attaque ", une" erreur ", un de ces rêves où" elle essaie de courir, hors d'haleine et effrayée ".
La violence de l'acte sexuel qui va suivre est insupportable et l'animalité de l'homme, sa sauvagerie, ne nous sont pas épargnées. La souffrance d' Hannah, son asphyxie donnent à penser qu'une autre rencontre est désormais impensable.
Pourtant "le plaisir que cet homme qu'elle connaissait à peine lui a donné a été indifferenciable de la douleur la plus insoutenable, une partie d'elle-même en avait eu horreur, et pourtant le souvenir de ce qu'il lui avait fait ressentir l'avait obsédée, fascinée."
Au fur et à mesure de son récit, Joyce Carol Oates analyse les relations entre une femme et son prédateur sexuel. Les références au père d'Hannah, le menaçant Joker Daddy, nous laissent présumer des traumatismes qu'elle a pu subir, de ce qui a pu l'amener à se soumettre, à disparaître dans la cruauté de cet homme.

L'écriture hachée et quasi frénétique, l'utilisation d'italiques et de points d'interrogation servent parfaitement la connexion du lecteur sur les pensées des personnages ( essentiellement Hannah). La narration nous parvient comme si nous étions dans un monologue intérieur qui serait décliné à la troisième personne. Les phrases courtes, exprimant des sensations plus que des idées, prennent en charge l'ensemble du récit qui gagne ainsi en suspense.

Après un deuxième viol encore plus terrifiant, Hannah se retrouve" dépossédée " de ce viol par son mari. En découvrant ses blessures, Wes Jarrett construit un scénario dans lequel un voiturier noir a agressé et violé sa femme dans le parking. L'auteure décrit brillamment les mécanismes à l'oeuvre qui permettent à un homme blanc, soutenu par des policiers blancs, d'accuser un homme noir sans la moindre preuve, ni le moindre témoignage. Face à cette escalade de certitudes, les deux pages du récit de l'arrestation sont tragiquement réalistes et terriblement plausibles.
Dans cette Amérique blanche et riche , les tendances paranoïaques sont tenaces. Wes et ses amis entretiennent activement l'idée que tout acte criminel est imputable à la population noire. Tout comme le violeur, le tueur d'enfants est nécessairement afro-américain et c'est pour cette raison qu'il assassine des enfants blancs. Sans surprise, les hypothèses sont évidemment fausses.

Le titre du roman fait référence à un tueur en série, un pédophile qui étrangle de jeunes garçons blancs avant de les exposer nus à la vue de tous. L'amant-prédateur d'Hannah semble avoir de mystérieuses relations avec ce criminel, ce qu'Hannah soupçonne depuis que Ponytail, l'homme de main de Y. K, lui a confié avoir des missions dans le quartier. On découvre par ailleurs l'existence d'un réseau pédophile, initié par un prêtre qui dirige un foyer catholique pour garçons et monnaye des rencontres pour ces enfants avec des membres de l'élite bourgeoise.

Le racisme , les classes sociales, la maltraitance des enfants, la famille, la religion, la sexualité.
Pour Joyce Carol Oates, le mal engendre le mal et il n'est pas surprenant de découvrir qu'une grande partie de l'horreur sadique de ce roman remonte à un père qui a détruit sa fille et à un certain prêtre pédophile qui a encouragé l'exploitation des enfants.
Sans concession et avec une part de provocation, elle persiste et signe.
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