Le chantier du canal Danube-mer Noire fut ouvert par Gheorghiu-Dej. Il s’agissait de relier la mer et le fleuve par un canal navigable. La force de travail devait être fournie par des détenus politiques. Des années plus tard, le projet – jugé aberrant – a été abandonné, le chantier a été fermé et les charniers, enfouis. Les morts se chiffrent par milliers. Au Canal, les gardiens avaient le feu vert pour la torture, et chacun donnait libre cours à sa petite fantaisie personnelle. Ainsi, l’un d’eux obligeait les détenus à ramper, nus, sous les lits, en leur infligeant des coups de matraque. Au bout de la rangée, les attendait une récompense : un étron à manger. (Ce genre de torture se retrouve à Pitesti, ce qui peut laisser supposer que ce n’était pas la fantaisie personnelle d’un sadique.)
Du temps de Ceaușescu, le chantier a été de nouveau ouvert. Cette fois, des hommes « libres » y furent envoyés, même contre leur gré. Souvent, des indésirables. Pour l’heure, le canal Danube-mer Noire n’a pas encore apporté la richesse aux Roumains.
L’entre-deux-guerres en Roumanie est marqué par un grand essor dans tous les domaines. A pas rapides, le pays se dirige vers la démocratie parlementaire. Quant à ses citoyens, ils se font connaître hors des frontières par leurs talents artistiques et leurs capacités intellectuelles. Cela jusqu’en 1936.
J’avais fêté mes seize ans au mois d’avril, dans une grande et vieille demeure délabrée. Le studio de banlieue que j’habitais avec maman et grand-mère était bien trop exigu : impossible d’y danser ! Mes amis et moi-même avions donc été hébergés par les parents d’un copain. Ils étaient nombreux, dans cette famille et, au lieu d’être expulsés de leur maison, comme d’autres propriétaires, ils avaient obtenu l’autorisation de rester sur place, à condition de se contenter du rez-de-chaussée (trois pièces en enfilade pour une dizaine de personnes). Les paravents qui divisaient le salon en plusieurs cagibis avaient été repliés et nous avions dansé jusqu’à l’aube. Au-dessus de nos têtes, s’effritaient des guirlandes en stuc. Sous nos pieds, le plancher pourri s’envolait en poussière. Au matin, les filles avaient les jambes toutes noires et les garçons le bas des pantalons tout blanc. Un bel anniversaire, finalement. Et, pour la première fois, maman n’avait pas fait d’histoires parce que j’étais rentrée après minuit.
Mon arrestation aura lieu deux mois plus tard, à la mi-juin 1952.