Sous Ceaușescu, nous avons été incapables de savoir s’il y avait, oui ou non, des détenus politiques. Et, dans l’affirmative, combien. De plus, ils étaient « maquillés » en détenus de droit commun.
Du temps de Gheorghiu-Dej (1945-1965, prédécesseur de Ceaușescu), les arrestations n’étaient pas nécessairement le résultat d’une action subversive. Tout pouvait devenir chef d’accusation et, donc, motif d’arrestation. Dire à voix haute dans la rue : « J’en ai marre », ou écouter les émissions des postes tels qu’Europe libre ou La Voix de l’Amérique, constituait un délit passible de deux à quatre années de prison. L’atmosphère de terreur n’épargnait pas les enfants que nous étions. En l’absence d’une vision politique de la situation, nous avions conscience qu’il se passait des choses terribles. Nous savions. Nous savions qu’il y avait des résistants dans les montagnes. D’ailleurs, les radios occidentales en parlaient.
Oana Orlea est roumaine. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel. Il importe assez peu, en effet, que la singulière tragédie qui bouscula sa jeunesse se soit déroulée dans la Roumanie communiste de Gheorghiu-Dej et que les innombrables prisons où s’écorcha peu à peu son adolescence – ces « années volées » – se nomment Văcărești, Jilava, Ghencea, Pipera ou Târgșor. Ailleurs vers l’Est, dans d’autres lieux aux consonances différentes, des millions d’hommes ou de femmes vécurent des expériences qui ne furent sans doute guère dissemblables. Qu’on ne cherche point dans ces pages admirables un « document » historique sur l’ancien pays des Daces littéralement décervelé par le Conducător Ceaușescu.
Oana Orlea témoigne, en vérité, pour un « continent » aux contours bien plus vastes, un « archipel » s’étendant de Budapest ou Prague à Vladivostok et qui engloutit bien d’autres peuples. Avant elle et après elle. Un « archipel » – celui du crétinisme totalitaire et de la violence historique – dont nous imaginions tout connaître mais dont, soudain, l’évocation nous bouleverse à nouveau. Pourquoi ? D’abord parce que, envers et contre tout, l’énigme demeure ! Maintenant que, sauf exceptions (et la Roumanie en fait partie...), les murs sont tombés, le désastre communiste, consommé, les langues de bois, disqualifiées, une immense question demeure posée et nous hante : comment tout cela fut-il possible ? Et si longtemps ? Comment tout cela fut-il effectivement vécu ? Et enduré ? Les centaines de témoignages que nous avons pu lire depuis un demi-siècle, de Kravchenko à Soljenitsyne, de Paul Goma à Leonid Pliouchtch, Evguenia GuGinzbourg, Andrei Amalrik et tant d’autres, nous ont abondamment renseignés sur les circonstances historiques ou policières de cette folie. Mais au centre du drame subsiste une manière de point aveugle, de trou noir qui résiste à l’entendement ordinaire. Nous n’en avons pas fini, il me semble, avec le communisme. Mais nous voilà mieux placés désormais pour comprendre que ce n’est pas dans l’affrontement des dogmes ou le choc grandiloquent des idées que perdure le mystère. C’est bien davantage dans le menu des choses, l’indicible du quotidien et du temps qui passe derrière des portes cadenassées, le « grain » de ces vies blessées. Ou broyées. Une bouleversante « épaisseur des choses » à laquelle nous ramène précisément le talent singulier d’Oana Orlea. A sa manière. Avec sa propre lucidité, plus dévastatrice qu’aucune autre parce que c’est celle d’une enfant. Oana n’a pas dix-sept ans lorsqu’elle est brutalement arrachée aux « jeux » frondeurs d’une jeunesse naturellement indocile et se trouve précipitée dans l’enfer adulte de l’inquisition politique, du soupçon kafkaïen, de la violence obtuse et de l’absurdité carcérale. C’est encore une enfant qui découvre l’horreur et la cruauté flicarde, la vulgarité des hommes ou des femmes devenus geôliers, mais aussi cette trouble solidarité des victimes qui inspire à Oana quelques portraits magnifiques et finalement rédempteurs. Le regard, la souffrance mais aussi l’infatigable ironie d’une enfant ; l’alchimie singulière de la mémoire et la maîtrise d’un écrivain : voilà sans doute pourquoi, dans ces pages, le vrai miracle de l’écriture se produit. Celui d’une vérité subitement démaquillée. Celui d’une voix qui nous parle.
Jean-Claude Guillebaud
La même confusion régnait dans le choix de nos lectures et dans nos vies. Nos parents avaient du mal à se ressaisir. Courageux, pour la plupart ils ne réalisaient pas vraiment l’ampleur de la catastrophe, surtout au début. Ils ont cru que ce n’était qu’un dur moment à passer. Avant de voir les Russes partout dans le pays, ils n’imaginaient pas que cela fût possible. Ensuite, ils se sont dit : Chez nous, le communisme ne prendra jamais, il est contraire à la nature des Roumains ! Ils s’accrochaient, confiants et déphasés ! Nombreux ont été ceux qui auraient pu fuir et qui ne l’ont pas fait. Ou qui l’ont fait plus tard, dans des conditions précaires, tant ils espéraient l’aide de l’Occident, et surtout des Américains. Il leur a fallu du temps pour comprendre combien le chemin serait long. Beaucoup ont été emprisonnés, certains sont morts. Moralement, ils nous ont laissés nous débrouiller comme nous le pouvions. Il me semble que nous étions un peu seuls, dans la peur et l’attente, mais ce sentiment de solitude est le propre des adolescents, même en temps normal.
Ainsi, j’ai eu la chance de connaître Văcărești, prison pour les détenus de droit commun, utilisée parfois aussi pour les politiques. L’hôpital central des prisons, où étaient regroupés les détenus malades venus de partout, se trouvait entre ses murs. Je dis « chance », car Văcărești était un ancien monastère, monument historique, qui fut classé plus tard, puis rasé par Ceaușescu.
D’une prison à l’autre, le mitard se présentait différemment. Celui de Ghencea était une simple et redoutable guérite : surchauffée en été, parce que en plein soleil (une fois, ils y ont entassé dix ou douze tsiganes : la guérite a fini par tomber, et les femmes y sont restées ainsi, couchées en sandwich, une journée entière...), elle se transformait, l’hiver, en congélateur. Debout, à trois, nous y étions à l’aise, mais nous ne pouvions nous asseoir que deux par deux. De toute façon, il faisait beaucoup trop froid, nous ne pouvions pas rester sans bouger. Au-dessus de nous, un mirador.