Un demi-siècle de guerres avait réduit en poussière et saigné des millions d'indigènes, et avait aussi réduit en poussière des Indes les grands conquistadors. Leurs fantômes erraient un peu partout, perdus au milieu d'une infinité de fantômes d'Indiens: Balboa sans tête hantant les forêts, Juan de la Cosa hérissé de flèches et dévoré, Blasco Núñez de Vela dormant sans escorte sous les pierres. Des spectres errant parmi les Indiens empalés et les guerriers pendus, au milieu des mains crispeés et des crânes dispersés, près des fantômes de chevaux précipités en bas des falaises, des fantômes des chiens de chasse transpercés de lances et de flèches. En quelques années, ces pouvoirs avaient révélé leur caractère illusoire; et l'or semblait encore plus illusoire que le jaune des crépuscules, le sang lui-même, à peine séché, n'était plus qu'une des couleurs de la terre insensible.
Beaucoup de gens ont des récits fictifs et des aventures rêvées, mais moi je ne connais que des histoires réelles. Ma vie est comme le fil qui relie les perles entre elles, comme l'Indien que je vois travailler le métal pour créer grenouilles, libellules, colliers d'oiseaux, de grillons ou de chauve-souris en or. J'ai des histoires de perles et d'émeraudes. Je sais comment Diego de Almagro a perdu son oeil à l'embouchure du San Juan et comment frère Gaspar de Carvajal a perdu le sien sur les plages du grand fleuve. Je sais comment Tisquesusa a caché dans les cavernes du sud le trésor que poursuivait en vain le poète Quesada, et comment les Incas ont rempli de pièces d'or une très grande salle de Cajamarca, pour payer la rançon de l'empereur. Je connais le mystère des sphères de pierre enterrées dans les forêts de la Castille d'Or et l'origine des têtes géantes qui ont de la mousse dans les pupilles. Je connais l'histoire de l'homme qui a été allaité par une truie dans les basses-cours d'Estrémadure et qui plus tard s'est nourri de salamandres dans les îles des mers du sud. Je connais les deux cent quarante Espagnols qui ont gravi les monts enneigés et franchi les falaises de glace pour aller au Pays de la Cannelle, avec quatre mille Indiens lourdement chargés de deux mille lamas transportant le matériel, deux mille chiens de chasse aux colliers à pointes et deux mille porcs qu'on avait bouclés...