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Critique de domi_troizarsouilles


Voici un énième livre que je lis dans le cadre de la rentrée littéraire (même si cette dernière s'éloigne de plus en plus, tandis qu'approche peu à peu celle d'hiver !), encore une fois grâce à l'important choix de livres inspirants au catalogue de Lirtuel – la bibliothèque belge francophone gratuite virtuelle !
On commence par être interpelé par sa note assez faible (surtout chez Babelio), et le fait que les commentaires sont très contrastés : soit on adore, soit on déteste, et pour le peu de commentaires que j'ai survolés, c'est toujours pour des raisons très personnelles !

Alors, bien sûr, le but de cet avis n'est pas de faire un commentaire sur les commentaires – ce serait le comble ! – mais plutôt de m'inscrire dans cette continuité : si ce (petit) livre m'a tant touchée, c'est aussi pour des raisons, en partie du moins, assez personnelles.
C'est que ce livre se divise clairement en deux parties : la partie « nage » au sens propre, avec cette fissure incompréhensible et jamais expliquée qui apparaît dans le fond de la piscine, puis toute la partie métaphorique et la fin de vie d'Alice en maison de retraite – oui, oui, j'ai bien dit « maison de retraite », je reviens là-dessus plus loin ! Il est à noter cependant que, même si la plupart des lecteurs, y compris les avis « officiels » publiés ici ou là, voient un lien qu'ils tentent de décrypter entre ces deux parties, l'autrice quant à elle est extrêmement évasive sur un tel lien, ne le fait tout simplement pas ! Ce lien est comme « suspendu », et seul le lecteur peut l'interpréter selon son propre ressenti. La seule chose explicite qu'on a entre les deux parties, c'est que Alice, notre « héroïne », faisait partie du groupe des nageurs… et que, après son départ vers sa fin de vie, lesdits nageurs (qui dès lors ne sont plus nommés) font partie des derniers qui continuent à lui rendre visite… et rien que ça, c'est tout simplement beau !

Tout ça pour dire : il se trouve que je suis moi aussi nageuse, depuis l'enfance, et les piscines ont (presque) toujours fait partie de ma vie, de façon plus ou moins intensive selon les époques. de plus, je suis passée par plusieurs « profils » tels que décrits dans ce livre : nageuse compétitrice, nageuse loisirs qui allait au couloir des « rapides », puis à nouveau compétitrice en club pendant quelques années, et désormais nageuse loisirs occasionnelle mais encore au couloir des « moyens » (même si, parfois, je me dis que je devrais passer aux « lents »). Je peux donc dire que, à un moment ou un autre, j'ai vécu tout ce que l'autrice raconte ici, et notamment : ce sentiment, quel que soit notre profil ou la piscine qu'on fréquente, d'appartenir à un cercle particulier – ce fait, qui m'a bien fait rire, qu'on se reconnaît en tenue de nage, qu'on se salue, qu'on a nos petits rites… mais qu'on se sent presque perdus quand on se croise par hasard, ici ou là, en étant « habillés » ! Et ce n'était là qu'un exemple, parmi bien d'autres où je me suis tellement retrouvée !
Alors, soit Julie Otsuka est une sociologue particulièrement avertie, soit elle est tout simplement nageuse elle aussi (et bonne observatrice), pour avoir su rendre cela avec une telle justesse ! et un humour sous-jacent, notamment à travers ces « listes » qui rendent l'écriture assez nerveuse, un peu à la Amélie Poulain (certains parlent d'inventaire à la Prévert, mais j'avoue que je ne connais pas assez !), de façon toujours très maîtrisée, et qui m'ont fait sourire plus d'une fois.

Et puis on passe, presque abruptement, à l'histoire d'Alice. Elle faisait partie de ce « club » non-dit des nageurs de cette piscine fissurée, mais peu à peu elle oublie… jusqu'à ce que, désormais officiellement malade (d'une de ces nombreuses maladies proches d'Alzheimer, avec des symptômes semblables, mais qui n'est pas ça quand même), se voit conduite en maison de retraite par ses proches, qui ne peuvent plus la gérer, à la suite de trop nombreux petits incidents qui ont fini par s'accumuler.

Et c'est là que je m'agace une première fois ! Ce livre est américain, écrit par une autrice très clairement d'origine japonaise, et Gallimard le publie dans sa collection « du monde entier » : on est en plein international ! Alors, expliquez-moi pourquoi le lieu où Alice va désormais vivre a été traduit par un acronyme strictement franco-français ? Par « chance », j'ai déjà entendu ce mot (si l'on peut dire), car j'ai une amie infirmière française qui travaille avec des personnes âgées ; autrement, j'aurais été bien en peine de savoir de quoi on parlait…
Car, oui, Ehpad n'est même pas un substantif, c'est l'acronyme de (j'ai dû chercher) « Établissement d'Hébergement pour les Personnes Âgées Dépendantes » - qui le sait encore, d'ailleurs, même en France ? mais donc, c'est typiquement franco-français : en Belgique (et au Luxembourg semble-t-il), ce mot n'existe tout simplement pas! on parle de maison de retraite, on ajoute « et de soins » si c'est explicitement médicalisé ; on a aussi le terme « séniorie » (ou parfois « foyer seniors ») qui regroupe tous ces types d'établissements. Je serais curieuse de savoir comment on dit en Suisse, ou au Québec… (Je ne parlerai pas de l'Afrique francophone qui, je crois, compte beaucoup moins d'établissements du genre que dans nos pays occidentaux, mais c'est un autre sujet !). En outre, il paraît – ai-je lu sur l'un ou l'autre site - que « Ehpad » est différent de « maison de retraite », dans la mesure où ça désigne un établissement médicalisé – ce que ne dit pourtant pas l'acronyme, à moins que « (personnes âgées) dépendantes » signifie « ayant besoin de soins médicaux » ?...
Bref, je ne vais pas épiloguer plus longtemps là-dessus, mais je reste toujours profondément choquée quand une traduction, qui en plus ici se veut explicitement « du monde entier », s'adresse exclusivement à un lectorat hexagonal, au mépris de tous les autres francophones… du monde entier !

Cela étant dit, dans cette seconde partie, l'écriture de l'autrice perd de sa nervosité - même si elle garde une manie de lister certaines choses, mais désormais ça ne fait plus sourire, au contraire, on est bien plus proche d'une certaine émotion. Peut-être pas pour les personnages du livre, même si pour ma part j'ai trouvé Alice très touchante du début à la fin, mais parce que chaque situation décrite nous renvoie à notre propre vécu (et ici, plus besoin d'être nageur !) : on a tous eu un proche qui a peu à peu perdu de son autonomie, sa mémoire, et même son bonheur de vivre…
Ainsi, Julie Otsuka nous entraîne dans une espèce de mélancolie : dans le chef du mari qui se retrouve seul et voit sa moitié tant aimée s'étioler petit à petit, dans le chef de la fille qui s'est éloignée de sa mère depuis tant d'années, et oscille entre ce qui ressemble à de la culpabilité, et un vraisemblable désir de ne pas trop s'approcher quand même.

Les établissements précités y sont aussi très fortement dénoncés, de façon toujours indirecte mais tellement acerbe, pour leur souci commercial avant le bien-être des patients ; un « bien-être » qui est trop souvent asséné à coup de tranquillisants peu à peu déshumanisants. Les soignants en tant que personnes ne sont pas dénigrés, mais on entend clairement qu'ils ont des diplômes et compétences variables, et qu'ils sont choisis pour tel ou tel patient varie selon ce que la famille du veut bien payer.
Ici aussi, j'ai lu certains commentaires, notamment de personnes travaillant dans ce genre d'établissements, tout à fait outrés, disant que ça ne se passe pas comme ça, que c'est sans doute une particularité américaine, etc. J'espère tant qu'ils disent vrai ! Pourtant, des scandales récents ayant éclaté, en Belgique et en France, sur une « chaîne » (oups, pardon, on dit « groupe » ! je ne dirai pas le nom, qui commence par O.) ; bref, ce scandale récent dans certaines maisons de retraite semble prouver que cette réalité-là existe bel et bien ! Alors, est-ce vraiment une particularité américaine, ou un coup de malchance pour Alice qui s'est retrouvée justement dans le « mauvais » établissement ? Nous ne le saurons jamais, le traducteur s'étant cantonné à la facilité française de l'Ehpad, au lieu de creuser un peu les choses, et proposer une petite note ici ou là, qui aurait tranquillisé bien des lecteurs francophones, réellement soucieux du bien-être de l'une ou l'autre personne âgée de leur entourage !

Si ces deux parties font l'essentiel du livre, et devraient suffire pour mon commentaire, j'ajouterai toutefois un élément récurrent, qui me laisse quelque peu perplexe. Il s'agit de ces allusions, toujours discrètes mais assez nombreuses, à l'internement en camp dans le désert que la famille d'Alice – une famille japonaise vivant aux États-Unis, faut-il le préciser ? – pendant la deuxième guerre mondiale. Il est question, çà et là du désert, des scorpions, du départ obligatoire et quelque peu précipité, du voyage en train, des possessions perdues du jour au lendemain, des bijoux volés qui devaient pourtant assurer l'avenir, etc.
J'avoue que, pour ma part, c'est un épisode de la guerre dont on ne m'avait jamais parlé à l'école, par exemple, car on en parle assez peu de ce côté-ci du globe – et pourtant, c'est une période de l'histoire à laquelle je m'intéresse, mais en Europe, on est tellement plus centrés sur l'avancée nazie à travers nos pays, qu'aux événements « annexes » qui ont eu lieu ailleurs dans le monde… Je suppose que c'est normal ! Ainsi, ce n'est que très récemment, dans un documentaire vu à la télé (mais j'ai complètement oublié de quelle émission il s'agissait !), que j'ai appris que les citoyens américains d'origine japonaise avaient été internés dans des camps (Wikipédia parle explicitement de « camps de concentration » !) après Pearl Harbour, déracinant des familles entières dans des lieux éloignés - et, pour la famille d'Alice, carrément désertique.
Or, je n'ai pas bien compris l'intérêt de ces allusions dans ce livre – à part le fait qu'elles enracinent la famille d'Alice dans une Histoire bien précise, je ne vois pas ce que ça apporte réellement à l'histoire de notre héroïne, ni en tant que nageuse, ni dans le contexte de sa fin de vie, d'autant plus qu'elle ne se souvient peu à peu de plus rien, pas de ça davantage que du reste ! Ressentiment de l'autrice, qui dans sa culpabilité envers sa mère qui s'éloigne, ressasse aussi des souvenirs familiaux plus anciens ? Il y a là quelque chose qui continue de m'échapper…

Bref, ce livre est en quelque sorte « à tiroirs », en deux parties principales dont le lien subtil ne doit pas forcément être explicité : j'ai beaucoup apprécié et me suis reconnue dans bien des passages en tant que nageuse, avec en plus un humour à la Prévert assez nerveux mais toujours juste ; j'ai été touchée par toute la partie, beaucoup plus mélancolique, sur la fin de vie déshumanisée d'Alice. Je reste perplexe face aux allusions à l'internement des Nippo-américains, et je suis très déçue d'une traduction bien trop franco-française pour un livre « du monde entier ». Ça n'en reste pas moins une belle découverte, une plume à suivre !
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