AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Alzie


Alzie
15 novembre 2014
Une tétralogie très riche consacrée à Pablo Picasso (1881-1973) – disons plutôt à Pablo Ruiz, avant qu'il ne devienne tout à fait Picasso (1900-1908) - mais racontée en un long flash-back par Amélie Lang, alias Fernande Olivier "La belle Fernande" (1881-1966), compagne et modèle d'un temps de Pablo. Première figure de cette oeuvre, une sorte de comète, Fernande, qui au gré de diverses infortunes et de quelques rencontres - comme le sculpteur Debienne et Max Jacob (1876-1944) tôt installé à Montmartre en astrologue inspiré - va traverser la galaxie du peintre et de ses amis ou concurrents artistes (Max Jacob : tome 1, Apollinaire : tome 2 et Matisse : tome 3), pour disparaître ensuite dans l'oubli. Si la voix de Fernande se fait entendre à la fois crue et poétique, ce sont aussi nos yeux que les quatre albums sollicitent de leurs visions colorées, périodes bleue puis rose, cubiste, en nous rendant complices de la bohème artistique de ce Bateau-Lavoir amarré aux avant-gardes du XXe siècle.

Car dans cet immeuble délabré et pouilleux où Fernande installe ses pénates en 1904 et où s'entassent des colonies de rapins et de littérateurs, de sculpteurs ou de comédiens, que fréquentent riches mécènes et marchands avisés - "dans cette crasse dans ce bidonville où une bande d'immigrés loqueteux inventait l'art moderne" (tome 1 p. 5) -, Fernande exulte bientôt entre les bras de Pablo. D'amours hasardeuses en ruptures tumultueuses, de cafés en cabarets et de dîners en banquets improvisés, l'humeur déjantée du trait et la liberté du ton s'associent parfaitement à un tourbillon d'inventions et de Salons, d'exaltations joyeuses, de bagarres tonitruantes, de nuits illuminées et de réveils vaseux après des cocktails d'opium, de haschich ou d'éther, virant parfois au drame.

Biographie partielle donc dont la grande unité est maintenue par la narration de Fernande qui se présente déjà âgée au tout début du premier album et que l'on retrouve telle quand s'achève le dernier. Mais attention, n'attendez pas une promenade de santé dans les souvenirs d'une vieille dame redevenue bien élevée et soudain nostalgique des soubresauts avant-gardistes du passé. Fernande ne s'en est, certes, pas laisser conter par Pablo et c'est elle qui impose un ton direct et corsé à l'ensemble des quatre albums. Fidèle à l'esprit des trois premiers, vivant et mouvementé, le quatrième de la série s'ouvre sur les pupilles dilatées de Pablo et se referme assez mélancoliquement sur le portrait de Fernande âgée, après le fameux banquet de 1908 offert en l'honneur du Douanier Rousseau et qui met fin à ce quatuor irrésistible et endiablé.

C'est la genèse des "Demoiselles d'Avignon", appellation contrôlée du "Bordel", commencé fin 1906 qui est ici développée. Parmi les nombreux personnages maintenant familiers : Gertrude Stein (apparue au tome 2) sous le charme de sa secrétaire, découvre les Demoiselles un beau matin de mai 1907 dans l'atelier de Pablo. C'est la réponse de l'espagnol au "Bonheur de vivre" de Matisse. Rien que pour le "bouddha replet", surnom que Fernande donne à Gertrude, l"album mériterait d'être visité.

Parmi les nombreuses raisons de ne pas ignorer cette oeuvre graphique, signée Julie Birmant et Clément Oubrerie, son incroyable documentation : les quatre opus fourmillent de références picturales ou littéraires avouées ou plus ou moins cachées, d'anecdotes étonnantes. Ainsi dans ce numéro quatre, l'affirmation d'un premier primitivisme du peintre, sa fameuse visite au Musée du Trocadero, sa "compète" avec Matisse (les deux peintres étaient déjà à couteaux tirés dans l'opus 3) qui se poursuit par toile interposée, les hésitations de Derain, la rencontre avec Braque et les recherches communes, les débuts du cubisme, tandis que Pablo pulvérise tous les canons sans que personne n'y comprenne rien, tout cela juste avant l'installation du jeune galeriste kahnweiler, futur marchand de Picasso à Paris.

Max Jacob toujours égal à lui-même reste le magicien fantasque et le délicieux poète du début de la série, amoureux de Pablo. Sur le front des intermittences du coeur et celui des spectacles, on retrouve Apollinaire (1880-1918) et la fiancée improbable que Pablo lui a dégotée, Marie Laurencin (1883-1956) faussement éthérée ; une rupture de Fernande avec Pablo et Kees (Van Dongen) profitant de cette situation inespérée ; une empoignade nocturne entre « picassoïstes » et « matissistes » (Braque, Picasso, Derain et Vlaminck resté fauve) ; les retrouvailles de Fernande et Pablo et, quelques événements plus tard, ce banquet mémorable en l'honneur du Douanier-Rousseau. La fin onirique à souhait offre un dernier portrait de Fernande âgée. Tout est vrai mais tout est réinventé,

Un grand et beau divertissement en toute fidélité.
Commenter  J’apprécie          182



Ont apprécié cette critique (14)voir plus




{* *}