Elle se sent funambule, le fil sur lequel elle doit marcher est fixé quelque part en hauteur , entre deux arbres, il n'y a rien sous elle pour la rattraper.
"Pour avancer", se dit-elle, "il va falloir voler".
Elle n'a beau avoir que sept ans, elle sait bien qu'elle n'est pas un oiseau. Louise ne touche pas le sol, et pourtant jamais elle ne tombe. A l'état pur, la déraison maintient en équilibre sur un fil invisible.
- Depuis quand travaillez-vous pour AquaPlus, monsieur Bergen ?
- J’ai commencé quelque temps avant de rencontrer ma femme.
- Et quand l’avez-vous rencontrée ?
- L’année où je suis tomber amoureux d’elle, monsieur le président.
- En quelle année êtes-vous tombé amoureux d’elle ?
- C’était un an avant notre mariage…
- Et quand vous êtes-vous mariés ?
- A la fin du printemps, au début de la saison des roses. Les nôtres étaient rouges. Mais vous dire l’année…
- Monsieur Bergen !
- Oui, monsieur le président ?
- Pourriez-vous répondre à la question, s’il vous plaît ?
Mais Louise lui rapporta un gobelet de café qu’elle cacha derrière son dos. - Vert ou bleu ?
Adrien n’avait pas la force. - Allez, devine ! C’est du café, c’est facile.
Il soupira.
- Vert. - Bravo !
Emilie lui disait merci d'une drôle de voix. A présent, elle comprenait que le mot poli provenait de sa gorge, pas de son cœur.
Le type conduisait comme un goujat, la compote de Louise lui labourait l'estomac, je vais vomir. En réalité, elle avait besoin de dégueuler de toutes ses forces l'idée de ne jamais être grand-mère bien plus que ce morceau de marbré travesti en un agglomérat de pommes cuites par les outrageants besoins libertaires de sa belle-fille, qu'elle ne connaissait pas le moins du monde.
Tapi dans cette brume ontologique, Adrien ignorait l'étendue de la palette de couleurs et l'existence même de pinceaux variés pour lui donner vie.
Il ouvrit la porte.
-Qu'est ce que tu fais ?
Le plus naturellement du monde, elle désigna le flacon.
- Mon chéri, je te présente Docetaxel. Docétaxel, voici mon mari, Adrien.
-Salut, docetaxel.
-C'est lui qui est chargé de dégommer mes Honey Pops.
-Bien. On compte sur vous ...
-Tu peux le tutoyer, tu sais.
Il la regarde sans ciller. Elle lui coupait toujours l'herbe sous le pied, constamment, comme si elle se jetait inlassablement sur lui par-derrière, le prenait par surprise, lui remontait le coeur d'une traite, lui fouettait les ventricules dans un rugissement à deux mille pulsations/seconde, une ultra-vis.
Il se pencha alors vers le flacon et lui adressa un regard paternel, l'index pointé sur lui :
-Docetaxel, je compte sur toi.
A quoi servait de faire l’effort de se parler si c’était pour échanger un tel vide ? Louise aurait su quoi dire, elle aurait rehaussé cette conversation, l’aurait accoutrée de quelques absurdités, ça lui aurait donné un cachet fou.
_Je pensais travailler pour le département des ressources humaines, monsieur le président. Le jour où j'ai compris que je travaillais pour des machines à démunir, j'ai trouvé dans le sens de mon travail une dérangeante contradiction.
La fin annoncée de Louise, c'était la peur immémoriale, celle qui ne pouvait être envisagée qu'à en mourir soi-même.