Appelle-moi. A quelle distance es-tu, dans quel monde, quelle page de la vie faut-il tourner pour te trouver ?
Sur quelques mètres le long de la rue Pareille elle traîne son chariot écossais, trop de pas à faire, de mètres à franchir, trop de ciel lourd à porter. Cette vieillesse affreuse m’empèse le cœur. Elle se laisse tomber sur un banc. Je vais rester là et attendre la neige. Sur la première neige du matin toutes les images de ma vie s’inscriront. Dans le ventre de ma mère il y avait des images, déjà, alors que je n’avais encore rien vécu. J’étais aveugle et je rêvais, quels souvenirs, de quel rêve, me parvenaient de la chair obscure de ma mère ? J’emporterai avec moi une seule de ces images, froissée, décolorée par le temps, jamais oubliée, je suis de plus en plus petite, si petite maintenant que maman me reprend tout entière dans son ventre.
Elle est partie. Il l'a quittée. La phrase exacte importe peu, les corps des amants ont cessé de s'épouser, les routes si peu s'unissent, ce ne sont qu'embranchements et carrefours, imprévus, inévitables, ta peau se sépare de la mienne et n'y laisse aucune trace, quelle était son odeur, je ne sais déjà plus.
Tôt ou tard, Déjà s’insinue en moi le goût de la terre. Le corps des femmes est un capital qu’il faut entretenir sans relâche .Les vieilles camouflent leur chair flaccide sous des habits de jeunesse(…) pourtant, elles finissent par abdiquer et apparaissent dans toute leur beauté indigne, bonnes à vivre, enfin
Saul se raidit. (...) Il redoute la rencontre avec les parents de cette femme qui partage sa vie. Il faut beaucoup d'amour pour accepter le passé de l'autre et il n'est pas sûr d'éprouver un tel amour. (p.109)
Son âme ne possède désormais plus de canaux de réciprocité. Voilà pourquoi il exécute sans faillir le travail qui lui est demandé. Remplir et vider les rayons du supermarché de l'emploi, recruter, évaluer, licencier le matériau humain, ce morne agrégat de chair fatiguée et d'émotions vulgaires. Sous la nappe en plastique transparent qui couvrait la table du restaurant, des CV de demandeurs d'emploi avaient été glissés. Une initiative du restaurateur, encouragée vivement par la direction de Rodolpa. Tout en mastiquant le fade coquelet, il a lu la vie résumée d'une jeune femme, vingt-six ans, deux ans d'études au Conservatoire, cherche emploi de standardiste. Belle voix, diction parfaite. Le visage est très beau, mais fragile et las, dissuasif. Un produit qui ne trouvera pas preneur. Une petite marchande d'allumettes qui finira gelée sur le trottoir.
Nous ne sommes bons qu'au rêve, le reste n'est que grossière couture de temps. (p.80)
- Au jour du Jugement ce n'est pas la Créature qui sera jugée. C'est le Créateur. Tu m'entends ? Le Créateur. (p.71)
Je sors, épuisée par l'effort qu'exige la vie quand elle n'est pas apprivoisée par le Lexomil. (p.69)
- Pourquoi on est des pauvres ? On n'est pas en Afrique. Pourquoi nous on n'a pas d'argent ? Pourquoi les autres à l'école ils en ont ? C'est pas juste.
- Les autres, dit sa mère, ils n'ont pas plus d'argent que nous. Ils font semblant.
- Pourquoi on fait pas semblant nous aussi ?
- Parce que ça ne sert à rien. L'argent qu'on emprunte pour faire semblant il faut le rembourser un jour et c'est encore pire. (p.37-38)