Citations sur Mon enfance assassinée (10)
J'ai six ans. Nous avons si faim, si froid, si peur. Le sang de maman coule dans un petit pot que nous allons vider dans la mare. Il la frappe. Le coup est parti sur son front, le visage de maman se couvre d'un rideau rouge. Je me jette sur elle, il frappe encore, il va la tuer. Non. Il envoie mon frère chercher le médecin. Il s'amuse. Nous avons tant prié pour qu'un voisin entende un jour notre douleur. Personne n'est jamais venu. Le médecin nous aidera, il verra la cabane sans eau, sans lumière, avec le pauvre poêle donnant un peu de chaleur, il verra maman et ses blessures... Il verra nos yeux, il le verra lui, et comprendra. Mais en deux mots, il a menacé le docteur. Qui a recousu maman et son crâne ouvert. Qui est reparti la tête basse, très vite. Il est revenu le médecin : je saignais tant et tant de ses coups de botte et de ses coups de boutoir qu'il fallait, moi aussi, me recoudre. Là. Et le médecin allait voir : dans ma honte pétrifiante, dans mon corps déchiré, il allait voir que des enfants subissaient des choses inqualifiables... Il m'a vue, recousue, et n'a rien dit. Bien sûr. Nous sommes tous souillés, nous sommes tous avilis, nous n'avons plus rien que notre honte, il n'a pas voulu de nous, de notre horreur, de notre cauchemar. Il a dû fouiller son imagination pour mettre des mots propres et apaisants sur ce qu'il venait de voir. Et vite hausser les épaules.
Patricia a cinq ans quand son calvaire commence. Cinq ans, et déjà toute la misère du monde pèse sur ses frêles épaules décharnées. Cinq ans, et déjà plus aucune illusion, plus aucun rêve... à part celui, lointain, inaccessible, de mourir.
Affamée, battue, violée... Patricia ne connaîtra de la vie que ses horreurs, ses pires cauchemars. Et si la mort lui enlève son premier bourreau, ce n'est que pour en voir apparaître de nouveaux, toujours plus barbares...
C'est après seize ans de tortures que Patricia découvrira enfin la liberté. Celle, à vingt et un ans, d'accéder à une majorité qui lui donne la possibilité de choisir, de dire non.
Aujourd'hui, Patricia témoigne. Car le silence est plus cruel que les cris, car se taire est la plus atroce des complicités.
J'ai cinq ans. Si maigre: je dois peser quinze kilos.
Si maigre et toute petite: les autres me semblent immenses.
Quand je me tiens bien droite, j'arrive tout juste à voir ce qu'il y a sur la table.
Je ne me tiens pas bien droite. Je suis à quatre pattes, je meurs de faim, et la peur a tellement pris mon ventre que je ne suis qu' angoisse, pétrie d'angoisse.
Je suis quinze kilos de cris que personne n'entend.
J'ai cinq ans, les pieds gelés , les mains écorchées et je voudrais crier tant j'ai peur du chien qui est là, à quelques centimètres et qui pourrait me défigurer en un coup de mâchoire.
Ne rien se dire, durant des années, ne pas déverser ce flot de mots qui nous aurait fait tant de bien, se taire, se taire même entre nous, et pleurer de la douleur de l’autre, impuissante.
Raconter, c’était revivre une seconde fois le cauchemar. Parler, c’était formuler des choses insurmontables. Et face à un regard, si doux, si gentil, si attentif, si ouvert soit-il, je ne me sentais pas la force de vider mon cœur. Il fallait se taire. L’oncle était tout puissant et pouvait me punir si je lâchais le moindre soupir.
Qui n'a jamais souffert est mal placé pour parler de la souffrance.
Les victimes souffrent tout autant de la honte que des mauvais traitements.
Tenir: je tenais. A cinq ans. Et toujours cette honte.
La honte et la culpabilité devenaient notre prison. Pour nous tous. Car si j'étais la plus petite, la proie la plus facile, donc la plus souvent sacrifiée à ses jeux, les autres aussi, tous les autres subissaient ses viols. [...] Honte et culpabilité. Tous soumis à sa loi. Par quelle logique tordue les victimes s'enferment-elles dans le silence et la solitude? La douleur était trop immense. Elle nous étouffait. Trouver dans les yeux de l'autre de la compassion nous aurait détruits. Dire, dans un sourire: "je sais ce que tu vis je le vis aussi" eût été un viol supplémentaire. En gardant les yeux baissés, peut-être réunissions-nous à conserver l'illusion que tout cela était irréel. La seule façon de survivre à ça, ça n'avait jamais existé.
Une autre nuit sans sommeil. Des heures à tenter de comprendre l'incompréhensible. Trop de douleur. Les coups, les mauvais traitements, la saleté, l'absence de confort, tout, mais pas ça, pas cette trahison. Pas cette douleur qui donne envie de hurler des nuits entières, pour que sorte jusqu'à la dernière goutte l'horreur installée dans chacun de ses nerfs. Et cette pauvre conscience écartelée, qui suit le tic-tac de la grosse horloge, qui indique que tout cela ne fait que de commencer et que ce sera long, tic, très long, tac.