AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de oblo


Qui suis-je, se demande un homme amnésique sur une planète lointaine et isolée. Et, à travers lui, une humanité toute entière est interrogée, dans ce qui la fonde et dans son évolution promise. Aama, c'est le nom énigmatique d'une substance qui l'est au moins autant, laquelle favorise et accélère la création et l'évolution du vivant, sous toutes ses formes, depuis les simples organismes monocellulaires jusqu'aux formes les plus complexes et les plus extraordinaires de l'intelligence. Aama, c'est l'alpha et l'oméga, ce qui fonde et ce qui contient toute l'histoire contée là par Frédéric Peeters. L'auteur suisse possède ce talent pour faire naître des mondes qui, immédiatement, aspirent le lecteur ; la profusion de couleurs et de formes est telle qu'on se satisferait de ne tourner les pages que pour le plaisir de les admirer. Mais, à les lire, se découvre un récit de science-fiction élaboré, prenant pour thème le transhumanisme, genre littéraire et pensée contemporaine qui imaginent l'homme de demain, c'est-à-dire l'homme augmenté de sa propre technologie, victoire finale de l'esprit sur le corps physique. Dans cette aventure aux confins de l'espace et de l'humanité, le lecteur est guidé par un homme qui, étrangement, lui ressemble. Quant à la morale finale, elle ne signifie ni le bien, ni le mal, simplement une évidence. L'homme évolue.

Verloc Nim se réveille sur Ona(ji), planète lointaine et déserte qui a la particularité de se trouver dans une phase d'évolution proche de celle de la Terre à l'ère du cambrien. Les premiers organismes vivants peuplent les eaux, et sont relativement simples dans leurs compositions cellulaires. Verloc n'est pas seul. Un robot l'accompagne. D'apparence de primate aux jambes humaines, Churchill donne à Verloc un carnet de papier où ce dernier a noté les derniers évènements. Tout en lisant ce carnet de bord, lequel paraît anachronique au regard de l'époque, Verloc marche pour retrouver la colonie. Il y découvre comment son frère l'a retrouvé par hasard, sur la planète ultra urbanisée Radiant ; comment ce frère a été missionné par sa compagnie pour récupérer les flacons d'Aama sur la planète Ona(ji) ; comment des scientifiques ont été expédiés sur cette planète depuis des années pour expérimenter Aama dans un environnement presque totalement vierges ; ce que son frère et lui ont découvert de cette colonie scientifique, son isolement, ses clans, le soudain départ du Dr Woland vers une zone marécageuse pour déverser Aama, l'apparition très récente d'une fillette qui ressemble trait pour trait à la fille de Verloc ; comment Verloc, son frère, la fillette et deux autres scientifiques sont partis à la recherche du Dr Woland, avançant peu à peu dans un monde nouveau, dangereux et fascinant de couleurs ; aussi, comment sa femme a soudainement disparu avec leur fille de six ans, conçue à la fois naturellement et illégalement. Après avoir repris contact avec la colonie scientifique, Verloc est alors prêt pour accomplir le grand dessein d'Aama : retrouver sa fille, dotée d'une intelligence et d'une sensibilité plus guère rencontrée à cette époque, et transformer à jamais l'humanité.

Ce qui happe, d'abord, au-dela du mystère de l'identité de Verloc, au-delà de celui d'Aama et de ses promesses, ce sont les traits et les couleurs de Frédéric Peeters. La découverte d'un monde nouveau n'est pas tant dans la narration ou la description d'une géopolitique futuriste imaginaire. Elle se trouve plutôt, de façon immédiate, dans la représentation imagée qu'en fait l'auteur, des grandes étendues désertiques d'Ona(ji) aux bas-fonds sombres de Radiant, dignes de Blade Runner. La créativité esthétique est remarquable par sa profusion. Tout semble à la fois étrange et vraisemblable, depuis les végétaux protubérants jusqu'à ces animaux étonnants, volontiers prédateurs, qui guettent les hommes comme de jolies proies. L'oeil est sans cesse attiré par une couleur, une ligne, une courbe, un détail qui donnent toute sa profondeur à la case. Les dernières planches sont puissamment oniriques et l'écrit, alors rare, laisse au talent graphique de l'auteur une place que peu lui laissent. Certaines doubles planches peuvent faire penser, dans leur composition, à celles de Philippe Druillet avec lequel Frédéric Peeters partage une puissance d'évocation graphique qui accorde au dessin au moins la même importance qu'à l'écriture dans la progression narrative.

Peeters travaille le thème du transhumanisme sous un angle intéressant. Il place en effet son récit dans un futur assez lointain, assez en tout cas pour faire de cette humanité - celle du frère de Verloc, par exemple - une humanité déjà très différente de la nôtre, en ce qu'elle a parfaitement intégré dans son mode de vie des éléments de technologie qui ont un impact puissant sur ses capacités. Ainsi les maladies, tant physiques que psychologiques, semblent avoir disparu. de même les difformités physiques, corrigées, comme le reste, par des implants dont veut se défaire une catégorie de population attachée à une certaine pureté génétique. de ces Génopürs, Verloc ne fait certes pas partie, mais lui aussi a renoncé aux implants. Avec sa femme, Silice, ils ont choisi de concevoir un enfant de façon naturelle, ce qui explique le caractère exceptionnel de leur fille, symbole de pureté et d'intelligence et spécimen unique dans cette humanité. Quant à la vieillesse, des produits nouveaux permettent de lutter contre avec une efficacité remarquable ; le dirigeant de la compagnie Muy-Tang, qui est un vieillard par l'âge, a l'apparence d'un jeune homme. Il est celui qui, avec son épouse le Dr Woland, porte le projet Aama, lequel vise à l'établissement d'une humanité encore augmentée, plus forte car en lien absolu avec son environnement. Ainsi l'humanité permise par Aama est à la fois un dépassement de l'humanité actuelle, et un retour à une humanité originelle, puissante car connectée à ce qui l'entoure, réceptacle d'une nature omnipotente. Quant à Verloc Nim, par lequel - ainsi que par sa fille - doit s'accomplir l'ultime phase de développement, il est très proche de nous par son corps même, peu modifié, ou encore par son attachement aux livres et aux réflexions et univers qu'ils contiennent.

De cette grande aventure qui mêle à la fois une dimension science-fiction très marquée et une dimension de l'ordre de l'intime, avec l'exploration tout en finesse de rapports familiaux faits d'incompréhension et d'amour - le rapport fraternel entre Verloc et son frère, le rapport impossible et transcendant à la fois entre Verloc et sa fille, si fort qu'une fillette lui ressemblant en tout point attend Verloc sur Ona(ji) -, Frederik Peeters parvient à tirer un récit en forme de réflexion sur l'essence profonde de notre humanité. le corps compte-t-il, ou bien notre humanité n'est-elle définie que par l'esprit, que celui-ci soit symbolisé par cette quête intellectuelle - matérialisée par le langage puis par la technologie - ou par les sentiments profonds qui nous unissent ? L'humanité est-elle condamnée à être limitée, ou peut-elle dépasser ses propres limites, peut-elle se dépasser elle-même jusqu'à devenir universelle, reliée à tout non plus seulement par sa capacité à dominer son univers, mais à s'en faire le réceptacle ? La narration n'est pas une réponse à toutes ces questions, mais simplement une piste, parmi d'autres. Elle montre aussi que, quelque soit le degré d'évolution de humanité, celle-ci sera toujours confrontée à des questions sur son avenir, ce qu'elle peut envisager d'en faire, ce à quoi elle renoncera pour ne pas renoncer à elle-même. Si Frédérik Peeters use de certaines facilités - la machination aux grosses ficelles pour attirer Verloc vers Aama ou encore la dimension messianique de la fin du récit (un personnage, ou un couple de personnages, decide du sort de l'humanité) -, l'auteur démontre une maîtrise dans la cohérence et la dynamique de son récit. Pendant trois cents pages, le lecteur ne fait qu'un avec son livre. Comme une preuve littéraire de l'existence de son Aama.
Commenter  J’apprécie          10



Ont apprécié cette critique (1)voir plus




{* *}