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Critique de Lutopie


Les jeux à W entretiennent le culte du sport, du « corps » en puissance, comme dans les films de propagande, comme dans « Les Dieux du stade ». En Allemagne, la Körper Kultur recommande l'hygiène, du corps, une culture héritée de la Grèce Antique, récupérée dans la société moderne. Ce film documentaire le recommande (dès 1925) : Les Chemins de la force et de la beauté. Il faut être jeune et beau et il faut souffrir pour être beau. Il faut de la discipline. Vive l'idéologie ! Vive W, l'île Victorieuse, qui fabrique des hommes d'exception ! La contre-utopie qui sélectionne les individus pour en faire des outils de performance olympique s'annonce assez vite, parce qu'on comprend très vite qu'à W, les hommes ne sont pas considérés comme des hommes, mais comme des athlètes.
Les Athlètes, on peut les comparer aux jeunes adolescents qu'on dresse dès l'âge de 13-14 ans, pour en faire les instruments d'une machine sociale complexe, comme les enfants de la Jeunesse Hitlérienne. On pense aussi aux soldats paradant lors d'un défilé militaire, devant les tribunes officielles mais ils deviennent tout autre chose à la fin, ces « [a]thlètes squelettiques, au visage terreux, à l'échine toujours courbée, ces crânes chauves et luisants, ces yeux pleins de panique, ces plaies purulentes, toutes ces marques indélébiles d'une humiliation sans fin, d'une terreur sans fond, toutes ces preuves administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d'un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voir fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l'anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23''4, le 200 mètres en 51'' ; le meilleur sauteur n'a jamais dépassé 1,30m. » (p.220) Comment glisse-t-on d'un idéal politique, d'une utopie, à une usine qui ne fabrique pas des athlètes, contrairement à ce qu'elle prétend, mais des erzats d'hommes ? Perec nous parle des camps, de manière très allusive tout au long du roman, mais il intègre à la fin, dans le tout dernier chapitre, un extrait de l'Univers concentrationnaire de David Rousset qui est l'envers du roman de Perec puisqu'il parle des camps tout en tissant une métaphore filée autour du corps, du sport, où l'on voit nettement la discipline inculquée sur le corps pour étouffer toute volonté et pour bafouer l'identité. Ces corps ne sont plus des corps mais des ombres.

Le challenge consiste pour le lecteur à voir le corps du texte comme une page blanche qui comporte des ombres, de l'encre. C'est le cheminement d'une écriture. Il y a une histoire réelle, imaginée, parce que les souvenirs ne concordent pas. C'est l' histoire du « je » qui s'invente parce que la mémoire ne se fixe pas. Une autre histoire imaginée, fantasmée, peut-être, c'est celle de la rencontre avec le Bureau Veritas. Une autre histoire, imaginée, c'est celle de W, de l'île, et puis il y a l'Histoire qu'on reconstitue, aussi. Le narrateur avance qu'il n'a pas de souvenirs d'enfances mais la prétérition est le prétexte à l'écriture. On écrit sur ce qu'on ne sait pas avec certitude. On invente, pour que la fiction nous amène progressivement à ce qu'on peut considérer comme vrai , avec des preuves à l'appui, des photos annotées, malheureusement tronquées, des témoignages d'une famille lointaine. On se rend compte que certains souvenirs sont fabriqués, et qu'on s'approprie ce qui arrive aux autres. On oublie ce qui nous arrive, ce qu'on imagine aussi. On oublie ses souvenirs. Il a même oublié W. Il ne se souvient que des grandes lignes : « En dehors du titre brusquement restitué, je n'avais pratiquement aucun souvenir de W. Tout ce que j'en savais tient en moins de deux lignes : la vie d'une société exclusivement préoccupée de sport, sur un îlot de la Terre de Feu ». W doit être reconstitué, comme le souvenir d'enfance.

Perec a quelques scrupules qui l'empêchent d'avancer, d'écrire l'Histoire mais aussi d'écrire son histoire, son enfance, son parcours. Ecrire « son » histoire, c'est difficile, dès lors qu'on ne sait pas exactement d'où l'on vient et qui l'on est. On se forge une identité, fictive ; parce que le nom a été modifié, bafoué, nié (on le baptise). C'est un éclatement du « je », une dispersion du « jew » en « je » « w ».

Le challenge pour lui, c'est d'écrire « son » histoire qu'il reconstruit par un processus graduel avec des éléments épars, des lettres isolées, comme W, ou des dessins disloqués qu'il s'agit de reconstituer pour qu'ils deviennent signifiants. Il s'intéresse aux signes, à la géométrie des lettres (p.109-110) d'où W ou le double V entrecroisé ; ou cette croix, ce X, cette inconnue, une croix gammée, mais ces signes représentent tout autant l'étoile juive ; ou le signe sur les cartes des pirates marquant l'emplacement d'un trésor. Il suffit de voir les choses différemment. Charlie Chaplin fait de même dans le Dictateur ( et Perec en parle lui-même). J'ai le souvenir d'une pancarte qu'il affiche ou qu'il retourne sur la devanture du barbier, d'un W (mais je me trompe peut-être). Perec nous parle encore des triangles cousus sur les vêtements à W, pointe en haut ou pointe en bas. C'est l'étoile juive déboîtée ; des symboles qui peuvent toujours être perçus autrement.

Sur l'île de W, les titres décernés lors de la victoire et les privilèges qui permettent d'améliorer ses conditions de vie, et qui permettent de survivre, sont des noms qu'on nous attribue, à la place du matricule, les noms des autres qui nous ont précédés et on porte même, si nous sommes élus parmi les meilleurs Athlètes, plusieurs noms. Il est également possible de perdre, de ne pas avoir de nom, ou de perdre son nom.
La place du « je » comme spectateur et non comme acteur parce que ce « je » se dissocie, ces identités multiples qui nous amènent à rechercher son identité, nous amènent à « une familiarité possible ». Le rêve prend le pas sur la réalité, le rêve peuple la réalité parce que la réalité est dépeuplée, qu'il ne reste que des ombres, étrangères. Le réel est discordant ; il y a sans cesse chez Perec des détails qui ne correspondent pas. J'ai énormément pensé à Borges en relisant W ou le souvenir d'enfance ; notamment aux nouvelles « L'Autre », au « Zahir » de l'Aleph aussi ( avec cette pièce symbolique que son père lui confierait dans un rêve) ou encore à la Loterie de Babylone avec le rôle du hasard dans la société de W, dans la Loi. Ces souvenirs fantasmés de la mère aussi, des souvenirs littéraires, lui rappellent Andersen, ou Perrault, des contes pour enfants, cruels. Quant aux ombres tutélaires des personnages de Melville, Ishmael et Bartleby, il faut que j'y médite et que je relise Bartleby. J'ai bien aimé d'ailleurs ce que Perec nous dit de la relecture (p.195) Là encore, il me rappelle Borges, qui nous dit qu'un livre se relit parce qu'il change à chaque fois, de manière étrange. Les souvenirs fantasmés d'un livre, c'est étrange aussi. Perec nous parle de sa découverte, enfant, de d'Artagnan, dans Vingt ans après, et en lisant ceci, je me suis rappelée une lecture des Trois Mousquetaires, que je n'ai pourtant pas lu. Est-ce un souvenir emprunté parce qu'on me l'a raconté ? Ou un souvenir d'un film que je croyais livresque ? Une confusion avec autre chose ? Peut-être ai-je parcouru quelques pages d'une édition jeunesse, abrégée, incomplète, de ce livre historique qui reste de la fiction. L'Histoire est une histoire dans W ou le souvenir d'enfance.
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