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sur 1079 notes
W - VV - Double V
Deux histoires croisées, tressées par endroits, qui ne se rejoignent qu'à la subtile intersection des deux V. L'une autobiographique, l'autre inventée.
La première est la vie quotidienne de Georges Perec au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Elle ne présente comme aventure remarquable "que" le fait d'être élevé par sa tante et celui de ne jamais revoir ses parents. Il se fie tant bien que mal à des photos, à des souvenirs imprécis ou imaginés, à des recoupements d'après guerre. C'est minutieux et volontaire.

La deuxième, fictive, décrit un camp idéal pour athlètes olympiques. Idéal ?? Au fil des chapitres (un sur deux pour chaque narration), on n'y croit plus, le malaise s'installe. Les athlètes ont été acheminés sur l'île W, au large de la Terre de Feu, formés, forcés, écrasés pour devenir les meilleurs aux Jeux. Ils ne quitteront jamais l'île. Ils s'y reproduisent au terme d'une Atlantiade mensuelle (les plus forts ayant le droit de violer la cinquantaine de femmes qui bénéficient de 200 m d'avance sur le peloton). le goût de Perec pour les nombres est ici bien pesé : 4 villages, 22 disciplines, les 2 meilleurs de chaque discipline, soit 176 hommes aux instincts débridés, qui ne respectent qu'une règle, celle de gagner à tout prix.

FORTIUS ALTIUS CIVIUS. Pierre de Coubertin a dû se retourner dans sa tombe.

Mais, bien sûr, c'est une fiction ! Ramenée à l"époque réelle, entre 1942 et 1945, elle prend des allures plus explicites et chaque mot sonne comme un glas.

Bien des années plus tard, Georges Perec découvre le livre de David Rousset "L'univers concentrationnaire", prix Renaudot 1946 et il en cite un paragraphe à la dernière page. Terrible.

Toute la prouesse de l'auteur se révèle au compte-gouttes dans une sorte de détachement né d'une profonde souffrance. Assez exceptionnel dans sa construction.


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« Cette brume insen­sée où s'agitent des ombres,
Com­ment pourrais-je l'éclaircir ?
Ray­mond Que­neau », p.11

Il est des livres qui, après les avoir refer­més, les avoir ran­gés sage­ment sur le rayon de votre biblio­thèque, vous laissent tran­quille, indemne, neutre : ce sont par­fois de bons livres, vous pou­vez y avoir passé un bon moment, avoir vécu de grandes émotions… oui mais voilà, vous repre­nez la route de la vie et déjà l'empreinte de ces livres s'efface et un beau jour, sans s'en rendre compte, le livre retourne dans l'oubli.
W ou le sou­ve­nir d'enfance de George Perec, je le sais, ne sera pas pour moi de ces livres-là. Ce livre ne m'a pas laissé indemne, bien au contraire il m'a ren­con­tré, tou­ché, tri­turé, ému (à tel point qu'il m'a vrai­ment été dif­fi­cile de rédi­ger ce billet)… nous nous sépa­rons — eh oui j'ai appris qu'on ne pou­vait pas rési­der dans le livre, juste s'y abri­ter un ins­tant – et cha­cun se sépare avec une trace de l'autre. Alté­rés, le livre et le lecteur.

Main­te­nant j'aimerais en par­ler, mais com­ment ? Com­ment en par­ler sans en révé­ler l'essentiel secret. Cet essen­tiel qu'il faut décou­vrir par soi-même au cours de la lec­ture, ce secret qui est l'intersection cen­trale du livre et qui par défi­ni­tion est intra­dui­sible, intrans­mis­sible. J'ai du me résoudre moi aussi à outre­pas­ser cette apo­rie, cet indi­cible pour venir vous en par­ler un peu.

* * *

« “Je n'ai pas de sou­ve­nirs d'enfance” : je posais cette affir­ma­tion avec assu­rance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette ques­tion. Elle n'était pas ins­crite à mon pro­gramme. J'en étais dis­pensé : une autre his­toire, la Grande, avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. » p.17

W ou le sou­ve­nir d'enfance est un roman que l'on peut ran­ger, mal­gré son titre étrange, dans le rayon des auto­bio­gra­phies. Et c'est vrai, à mon sens, que ce récit est une des plus belles auto­bio­gra­phies que j'ai pu lire. Enfin ! Une auto­bio­gra­phie… Je ne trouve pas ce terme exact, il y a bien quelque chose comme un récit qui retrace sa vie, mais ce n'est pas, à pro­pre­ment parlé, le motif prin­ci­pal du livre.

Ce livre est plu­tôt le dif­fi­cile et pudique che­mi­ne­ment d'un sou­ve­nir qui se dévoile, qui perce la dou­leur qui le cache, qui voit le jour comme un nou­veau né. Un sou­ve­nir comme une dou­leur sur laquelle on ne peut pas mettre de mots et qu'il faut accou­cher, cou­cher, par d'habiles détours, par une dis­tance assu­mée et maî­tri­sée, par des rac­cour­cis qui n'en sont pas (ces rac­cour­cis que l'on emprunte pour ral­lon­ger le temps, soit que l'on prenne plai­sir au voyage, soit que l'on n'est pas pressé d'arriver à son terme et d'y retrou­ver ce qui nous y attend).

(Je vou­drais ouvrir une paren­thèse sur ce genre qu'est l'(auto)biographie. A priori, c'est un genre qui m'intéresse peu, non que je ne dés­in­té­resse de la vie des écri­vains ou des per­son­nages célèbres, mais je trouve sou­vent ces livres mal­adroits, mal écrits, trop sou­vent jour­na­lis­tiques : on suit le récit, chro­no­lo­gique ou non, d'un JE nar­cis­sique à tra­vers les méandres de sa propre his­toire. L'auteur, sou­vent, essaye d'y ins­crire les événe­ments, les influences qui ont inflé­chit les orien­ta­tions de sa vie, de trans­mettre ses ensei­gne­ments de la vie aux­quels il est dif­fi­cile d'adhérer, par­fois on y trouve de la pudeur, sou­vent peu de dis­tance. Ces chutes dans le ruis­seau : sans doute de la faute à Rousseau.

A mon sens ceux qui réus­sissent leur auto­bio­gra­phie (heu­reu­se­ment il y en a quand même) sont ceux qui ont com­prit que gra­phie vou­lait dire écrire et non lire. Écrire, décons­truire, ima­gi­ner, sa propre his­toire plu­tôt que de la lire, de la construire. L'auteur écrit. le lec­teur lit. Ça peut paraître une tri­viale lapa­lis­sade mais songez-y en lisant la pro­chaine oeuvre autobiographique.)

Avec W ou le sou­ve­nir d'enfance Perec ne fait pas une simple lec­ture de sa propre vie mais écrit ou réécrit véri­ta­ble­ment une his­toire. Il écrit son his­toire avec pour maté­riaux deux trames nar­ra­tives tota­le­ment enche­vê­trées, l'une fic­tive, l'autre bio­gra­phique. Ces deux his­toires enche­vê­trées sont elle-même divi­sées en deux récits (dif­fé­rence de tem­po­ra­lité, chan­ge­ment de mode nar­ra­tif avec la dis­pa­ri­tion de Win­ck­ler dans la seconde par­tie) qui sont eux-mêmes par­fois scin­dés en deux par un habile jeu de ren­vois de notes en fin de cha­pitre… tout ceci donne un peu l'effet de pou­pées gigognes, ou de pelures d'oignon qu'il fau­drait enle­ver une à une pour arri­ver à l'essentiel. Tout cela pour retar­der, pour ralen­tir la nar­ra­tion, pour en signi­fier la rébel­lion obstinée.

L'histoire fic­tive, je n'en dis que deux mots ici. Elle est à l'origine ima­gi­née par Perec enfant et réin­ves­tit par Perec écri­vant sa bio­gra­phie. Elle se divise en deux par­ties sépa­rées par cette rupture : « (…) ».

La pre­mière par­tie com­mence comme une enquête poli­cière, avec un nar­ra­teur, un por­teur d'énigme, une dis­pa­ri­tion et se finit sur la soli­tude du nar­ra­teur face à l'énigme : « Mais c'était une ques­tion, désor­mais, à laquelle je pou­vais seul répondre… » à laquelle répondent des points de sus­pen­sion «(…)». Ellipse, dis­pa­ri­tion ? Quoiqu'il en soit le nar­ra­teur dis­pa­raît. La seconde his­toire se pour­suit dans une île qui a donné son nom au roman « W ». Dans cette île : on assiste à la des­crip­tion d'une société entiè­re­ment tour­née vers un Olym­pisme poussé à son extrême limite. Ne vou­lant pas trop déflo­rer le roman, je don­ne­rais juste un équi­va­lent ciné­ma­to­gra­phique : on “dirait” que ça com­mence comme Les Dieux du Stade de Leni Rie­fens­tahl et que ça glisse len­te­ment, comme un très long fondu enchainé, sur Nuit et brouillard d'Alain Resnais. le fondu tombe alors comme une trouée dans le brouillard et l'horreur que l'on sen­tait poindre alors sur­gît. Je donne cette mal­adroite com­pa­rai­son pour mettre en évidence le glis­se­ment esthé­tique et sty­lis­tique de cette fic­tion. le ton y est péremp­toire, on y parle règle­ment, orga­ni­sa­tion, com­pé­ti­tion, châ­ti­ment… nulle place pour le doute ici, tout y est univoque.

Entre ces cha­pitres fic­tifs, s'insèrent ceux qui montrent Perec dans sa petite enfance… Sou­ve­nirs recons­truits le plus sou­vent à par­tir de pho­tos, d'éléments épars, des bribes de sou­ve­nirs dont il doute au fur et à mesure qu'il les fait remon­ter à la sur­face. Il y a une réti­cence visible à énon­cer les phrase. Cepen­dant au milieu de ces détails qui essayent de refaire sur­face, figurent deux textes très courts, écrits quinze ans plus tôt, qui retracent briè­ve­ment la vie et la mort de ses parents. Ces deux textes qui pour­raient être une manière un peu bru­tale d'énoncer le sou­ve­nir de la mort de ses parents sont, là encore, ralen­tis, hachés par les 26 ren­vois situés à la fin du cha­pitre (com­men­taires a pos­te­riori, extrait de journal…)

Ces deux his­toires, comme deux tableaux for­mant un dip­tyque, on les découvre comme si Perec sou­le­vait len­te­ment, au fil du livre, le drap qui les recouvre, mon­trant ici ou là un détail qui répond à un autre dans l'autre tableau, ici une ques­tion, là une réponse. Perec à son habi­tude par­sème son récit de détails, de signes, de sym­boles (comme l'explication du W fic­tif par la croix, le X qui sous sa plume se trans­forme en cru­ci­fix, en croix gam­mée et en XX chez Cha­plin dans lequel on aper­çoit, comme flouté, le W), de réfé­rences (de tête par exemple Mel­ville avec Moby Dick et Bart­leby), de digres­sions, etc.. Cet essai­mage de détails, cet écla­te­ment du sens pro­voque un effet de dis­tan­cia­tion, de pudeur assu­mée… Ce voile, cette brume masque évidem­ment la dis­pa­ri­tion essen­tielle du dip­tyque. A la fin, ce dévoi­le­ment s'accélère sur la der­nière par­tie et Perec, d'un coup sec, dévoile le dip­tyque dans les toutes der­nières pages (qu'il ne faut vrai­ment pas lire avant la fin).

Au final ce pro­cédé, cette jux­ta­po­si­tion entre le réel et le fic­tif, le recons­truit et le décons­truit, entre la mémoire et l'imagination, chaque par­tie impri­mant légè­re­ment sur l'autre, en fili­grane, comme des pho­tos qui auraient été sur­im­pri­mées, ce pro­cédé per­met à Perec de dépas­ser son apo­rie : dire l'indicible, la dou­leur, l'imprononçable, l'horreur, et mieux que cela, la trans­mettre au lecteur.
Lien : http://www.labyrinthiques.ne..
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Loin de toute forme de pathos, Georges Perec (sans accents, car son nom vient du polonais Peretz), entreprend de transposer à l'écrit les quelques souvenirs qu'il a de son enfance et donc de ses parents qu'il a perdus tout jeune. le lire dans sa tentative d'épuisement des deux ou trois photos qu'il a d'eux, le plus objectivement possible, fend tout simplement le coeur ... de son père, il n'a aucun souvenir mais seulement ce que sa famille paternelle a pu lui en dire. Quant à sa mère, il en sait encore moins mais se souvient du magazine qu'elle lui a acheté en le déposant dans le train qui le sauvera de la déportation (elle mourra elle-même dans un camp de déportation en France quelques mois plus tard). Il y a aussi cette photo où ils sont tendrement tempe contre tempe mais de tout le reste il ne sait rien: quels étaient ses gestes? Ses paroles? Son amour pour lui?
Avec leur disparition c'est toute son enfance qui est perdue dans l'oubli.
En parallèle, Perec reprend un récit commencé enfant, celui d'une ville composée seulement d'athlètes près de la Terre de Feu. Ce récit est, lui aussi, méthodique et descriptif, narrant un univers où la compétition est la seule valeur. Récit glaçant calqué sur les règles arbitraires qui sévissaient dans les camps de concentration.
C'est sans aucun doute le roman le plus bouleversant de Perec ne serait-ce que par la pudeur de l'auteur lancé dans une quête qui semble vaine, mais nécessaire.
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Ce livre, qui en contient deux, est comme la reliure de tous les livres de Perec. L'image du W est d'ailleurs évocatrice d'un double livre ouvert.
Chacun de ces deux livres est l'envers, ou le miroir de l'autre. le récit de l'uchronie est une fiction écrite par Perec lorsqu'il était enfant. C'est la production d'un savoir qui ne se sait pas, sur l'existence et le fonctionnement des camps de concentration, à travers la description d'un pays imaginaire où tous les échanges sont règlés par le sport, au moyen de la maîtrise de tous les corps par un impératif de compétition. L'horreur voilée est présente, ainsi que la perte d'identité puisque le héros arrive dans l'île sous un nom qui n'est pas le sien
L'autre livre contenu dans W est l'enquête minutieuse présentée par l'auteur sur les images qui ont soutenu sa propre identité: photos, récits familiaux, dits et contredits sur les personnes à l'origine de son existence, leur absence et leur disparition.
Ce livre n'est pas une déconstruction, mais l'aboutissement d'une déconstruction telle qu'elle s'est opérée en deux temps dans le travail que Perec a opéré sur lui. C'est la mise à jour de l'édifice, de plusieurs vies au prix de la démolition des échaffaudages qui les masquaient. Faire apparaître le vide central, en faire le tour et le border par l'écriture, c'est le travail littéraire qui accompagne le travail psychique. Au centre de l'existence de Perec, la disparition de ses parents, encore plus forte de n'être pas dite, encore plus étrange de n'être pas comprise car non symbolisée, cette non symbolisation se manifestant dans la tentative littéraire enfantine de Perec, qui se construit, par le roman, une histoire familiale qui ne peut pas se dire. Elle apparaît aussi dans la fugue de Perec enfant, disparition temporaire dont il ne put, à l'époque, rien dire. Cette non symbolisation de l'absence qui est magistralement exprimée par la suppression, dans La Disparition, d'une lettre essentielle dans la langue française, et qui figure doublement dans le nom de Perec. L'autobiographie littéraire peut prendre bien des figures, Perec en signe un des fleurons. Il nous dit sans le dire que l'essentiel réside dans ce qui n'est pas dit.
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Ce récit, à moitié fiction, à moitié autobiographie, est remonté dans ma liste de lecture suite à celle du formidable ouvrage d'Ivan Jablonka, « Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus ». A plusieurs reprises, Jablonka cite ce livre de Georges Perec, romancier qui me fascine et que j'aime, romancier si original, ingénieux, facétieux, et dont l'éblouissant « La vie, mode d'emploi » est pour moi un des sommets de la littérature.

Perec, né en 1936, dont le père, immigré juif polonais, pas assez bon pour être considéré intégrable à la France, fut considéré assez bon pour la défendre en 1940 (comme le grand-père d'Ivan Jablonka) et pour servir de chair à canons, et effectivement pour y mourir sur le champ de bataille de la pas si « drôle de guerre ». Perec, dont la mère, elle aussi immigrée et juive polonaise, fut déportée en 1943, pour y être assassinée comme des millions d'autres à Auschwitz.

La grande originalité de « W. ou le souvenir d'enfance » est, comme le titre le laisse présumer, de superposer deux récits, qui se suivent chapitre après chapitre, et apparemment sans relation l'un avec l'autre, mais qui se rejoignent de façon bouleversante à la fin.
J'ai lu que cela déconcerte certaines lectrices ou certains lecteurs,
mais aborder une oeuvre un peu complexe, un peu difficile (encore qu'ici on soit loin de la complexité de « La vie, mode d'emploi ») vaut très souvent la peine, cela nous enrichit de nouveaux regards, nous ouvre à de multiples réflexions.

Le récit W va lui même comporter deux parties séparées par un point de suspension, seul signe sur une pleine page. La première histoire qui n'aboutira pas à son terme, est celle de la recherche d'un enfant sourd-muet, qui ne serait pas mort alors que l'on a retrouvé les corps de ses parents morts lors d'un naufrage; cette recherche est demandée à un homme à qui on a donné le même nom qu'à l'enfant. J'ai perçu cette énigme comme la métaphore de l'histoire personnelle de l'auteur, et de cet enfant « sourd- muet » qu'il était devenu suite à la mort de ses parents.
Le second récit de fiction, admirablement mené, nous décrit une île nommée W, dont toute l'activité est tournée vers la compétition sportive. Progressivement, le lecteur va découvrir que cette île idéale est en réalité un enfer, fait de terribles vexations pour les vaincus des compétitions, où les athlètes sont maintenus dans un régime de malnutrition, où certaines compétitions ont pour unique objectif le viol des femmes, où un arbitraire cruel régit les règles, etc…, jusqu'à ce que le lecteur comprenne que l'île W est un monde concentrationnaire, et que l'auteur dans la partie autobiographique, nous en donne les éléments d'explication.

La partie autobiographique, débute de façon saisissante par le constat abrupt de l'absence de souvenirs d'enfance dont nous fait part l'auteur:
« Je n'ai pas de souvenir d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j'ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j'ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la soeur de mon père et son mari m'adoptèrent. Cette absence d'histoire m'a longtemps rassuré ….. "Je n'ai pas de souvenirs d'enfance": je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L'on n'avait pas à m'interroger sur cette question. Elle n'était pas inscrite à mon programme. J'en étais dispensé: une autre histoire, la Grande, L Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place: la guerre, les camps. »
Dans la suite du récit, Georges Perec nous raconte son enfance sous forme de souvenirs incertains, voire reconstruits, de l'oubli des souvenirs traumatisants, jusqu'à sa découverte du destin de son père, puis de la vérité des camps de concentration et d'extermination des juifs, et que, comme je le disais plus haut, l'autobiographie et la fiction se rejoignent.
Mais quelque temps auparavant, il y a un chapitre dans le récit autobiographique que j'ai trouvé extraordinaire, si émouvant, et qui donne, à mon sens, une des clés pour comprendre l'oeuvre de Georges Perec. Dans ce chapitre, il y explique, qu'enfant, on lui avait offert comme cadeau un dictionnaire, et que sa plongée dans le dictionnaire lui avait révélé la puissance des mots. Oui, des mots à mettre sur l'inexplicable, sur l'insensé, des mots pour apaiser les maux, des mots pour raconter «la vie, mode d'emploi», des mots arbitrairement rayés de la liste parce que pourvus d'une voyelle particulière, mais aussi tant de mots si vivants qu'ils joueront avec ce génial cruciverbiste. Magie des mots, magie de l'écriture pour être au monde, pour dire la beauté du monde, il faut bien cela pour compenser tous ceux qui servent au mensonge, à la propagande, aux discours de haine et d'exclusion.
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N°743 – Avril 2014.
W ou le souvenir d'enfanceGeorges PEREC – Denoël. (1975)


D'emblée, ce récit a quelque chose de déconcertant. Il se présente sous la forme de deux textes, l'un autobiographique et l'autre fictif. L'effet recherché est sans doute celui du miroir né de l'alternance ou d'un enchevêtrement complémentaire entre les deux, un peu comme si ce qu'il n'était pas dit dans l'un(où que l'auteur ne pouvait écrire de sa propre biographie ) l'était dans l'autre, avec cependant une certaine pudeur et aussi une certaine volonté d'expliquer les choses comme l'indique l'exergue de Raymond Queneau [« Cette brume insen­sée où s'agitent des ombres, com­ment pourrais-je l'éclaircir ? »].

Assez bizarrement, quand il débute l'autobiographie, Perec écrit « Je n'ai pas de souvenirs d'enfance ». Il va pourtant, à travers les réminiscences nées de quelques photos jaunies et quelques bribes de mémoire, nous décrire ce qu'elle a été. Il naît le 7 mars 1936 à Paris et ses parents sont des juifs polonais immigrés (Peretz) dont le père, qu'il n'a pratiquement pas connu, meurt sous l'uniforme au début de la guerre en 1940. Pour le sauver, sa mère l'envoie avec la Croix-Rouge à Villars de Lans en zone libre où il est baptisé et son nom francisé (Perec). Il est ballotté de familles en établissements et de cela il ne garde que peu de souvenirs. Il ne reverra plus sa mère puisqu'elle meurt à Auschwitz. le thème de la disparition de ses proches hantera donc ce récit et avec lui la douleur de leur absence. « W » est une histoire de son enfance « la vie exclusivement préoccupée par le sport sur un îlot de la Terre de Feu »,une sorte de société qui vit selon les valeurs olympiques. Quand il évoque son enfance, brisée par l'absence de ses parents, cette dernière est symbolisée par la lettre « E » à qui est dédié ce livre [on se souvient que Perec a écrit aussi un autre roman, « La disparition », d'où cette lettre est complètement absente et qui apparaît deux fois dans son nom pourtant court. Cette disparition de ses parents est ressentie par lui comme une suprême injustice.

La fiction est présentée sous forme d'enquête policière (le W apparaît sous la forme d'un nom de la ville où le narrateur, Gaspard Winckler, se rend au début et qui est aussi le nom d'un autre homme qui a disparu) et qui se poursuit par une autre histoire qui se déroule dans une île, « W » (située au bout du monde). Ce territoire comporte quatre villages, sorte de phalanstères organisés, hiérarchisés qui abritent une société pratiquant les valeurs olympiques du sport, une sorte d'idéal avec des rituels compliqués, très codifiés et parfois même inattendus voire surréalistes pour les « Athlètes », autant dire une certaine notion du bonheur inexistante dans son enfance, peut-être aussi un modèle éducatif dont l'absence de ses parents l'a privé. Je note que dans cette collectivité, peut-être utopique, il semble exister des liens internes assez forts que Perec n'a pas connus dans son enfance, tiraillé qu'il a été entre différents membres de sa parentèle.

Petit à petit, l'auteur pourtant dévoile ces ombres comme on soulève une couverture qui recouvre quelque chose. Il le fait comme à son habitude, à coup de références personnelles (Bartleby, Moby Dick de Herman Melville, la fuite, la vengeance, le bien et le mal) et d'un détail à mes yeux significatif. W est « le » souvenir d'enfance alors qu'on pourrait s'attendre à voir ce nom au pluriel. Perec se livre à une démonstration un peu forcée à partir de cette lettre qui, manipulée physiquement devient un X, symbole de l'inconnu mathématique et judiciaire, signe aussi de l'ablation, mais également une croix de Saint André, symbole de mort. Si on la double, c'est le signe qui apparaît sur la casquette de Charlie Chaplin dans le film « le dictateur », si on en prolonge les segments, elle devient une « croix gammée » et redessiné, ce « W » originel se transforme en une étoile de David. Cette lettre est donc omniprésente et devient la marque indélébile de cette enfance assassinée. D'ailleurs tout au long de l'autobiographie, Perec fait allusion aux Allemands, à la guerre, à la peur d'être lui aussi l'objet d'un emprisonnement et d'une déportation. Il fait une discrète allusion aux camps qu'il découvre mais seulement à la fin du récit, note un parallèle étonnant entre les camps de concentration et la vie sur l'île W et remarque enfin que la dictature de Pinochet a installé des camps de déportation dans les îles de la Terre de Feu. Il avait d'ailleurs, au cours du récit consacré à la vie sur W, insisté sur la cruauté et l'humiliation voire l'inhumanité de certaines scènes.

Ces digressions ne sont pas destinées à égarer le lecteur mais bien au contraire à lui tenir la main dans ce récit volontairement labyrinthique. Il y a quelque chose de révélateur dans cette technique où s'entremêlent la fiction et la réalité, la construction et la déconstruction, la mémoire et l'imaginaire. Personnellement j'y vois une tentative de traduire une douleur ressentie par l'écrivain qu'il tente d'exprimer sans pour autant pouvoir y parvenir laissant son lecteur face au « non-dit ». Cela me rappelle les derniers mots écrits de Romain Gary avant son suicide « Je me suis enfin exprimé complètement ».

Ce livre n'est pas un roman au sens classique, il veut nous délivrer un message bien plus important que ce qu'une fiction ordinaire est censée exprimer, à la fois texte intime et pathétique, acte volontaire pour que l'oubli qui fait tant partie de notre vie ne recouvre pas trop vite celle des autres que nous avons aimés et qui nous ont quittés [« J'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps auprès de leur corps ; j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l'écriture ; l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie »] . C'est ici son rôle rendu à l'écriture comme acte de la mémoire mais aussi l'occasion unique pour celui qui tient le stylo de construire, à travers les souvenirs intimes de son enfance rien d'autre que sa propre vie ; autant dire une véritable thérapie ! Léon-Paul Fargue exprime cela quelque part avec une grande économie de mots :« On ne guérit jamais de son enfance ». 

J'avoue que cette lecture m'a laissé à la fois dubitatif et surtout bouleversé, comme si Perec, une nouvelle fois et au-delà des mots, m'invitait à comprendre autre chose qu'une simple histoire. Je suis peut-être passé à côté du message mais j'ai éprouvé le besoin de formaliser ici, et sans aucune prétention, mon sentiment de simple lecteur.


©Hervé GAUTIER – Avril 2014 - http://hervegautier.e-monsite.com
Lien : http://hervegautier.e-monsit..
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C'est une belle découverte que j'ai faite en lisant W ou le souvenir d'enfant. Si j'ai été un peu désarçonné par l'alternance autobiographie/fiction dans un premier temps, j'ai fini par m'y habituer et apprécier.
C'est une sacrée prouesse que de réussir une alternance comme celle-ci sans perdre ses lecteurs, mais on se laisse facilement porter par les souvenirs que l'auteur nous raconte, et l'utopie construite par Perec produit l'effet attendu en versant petit à petit dans l'horreur.
Mon premier ouvrage de Georges Perec et probablement pas le dernier
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Deux récits enchassés dont les chapitres s'alternent (l'un avec une police classique, l'autre en italique), tous deux ayant notamment un point commun, ils sont écrits à la première personne.
La première partie est largement autobiographique, elle raconte l'enfance du petit garçon que fut George Pérec qui perdit tour à tour son père en 1940 puis sa mère déportée à Auschwitz en 1943 et qui n'en reviendra pas. " Je n'ai pas de souvenir d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j'ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six " .
La deuxième histoire, qui en apparence n'a rien à voir avec la première, est une fiction décrivant l'organisation sociale sur une île imaginaire de la Terre de Feu nommée W, entièrement vouée au sport et dont les habitants soumis à une discipline de vie très stricte, participent chaque jour à des compétitions entre eux. L'idéal "olympique" de l'île W ressemble beaucoup à une transposition romanesque de certains thèmes de l'idéologie nazie.
Un roman qui mêle Histoire et fiction, une ambiance particulière et remuante. Il faut attendre la dernière page du livre pour avoir les clefs du rapport entre les deux histoires. Un roman qui ne laisse pas le lecteur indemne.
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Disparitions
Il n'est pas aisé de comprendre cet ouvrage, tant il est singulier et énigmatique. Il demande une lecture très active.
Le livre fait alterner deux textes :
-le premier, en italiques, reconstitue un fantasme de Perec enfant. Cela commence comme un roman d'aventure policier. Le narrateur est un déserteur. Il vit sous le nom d'emprunt de Gaspard Winckler. Un jour un homme étrange l'envoie en mission: retrouver le vrai Winckler. Le voilà parti. Mais à la moitié du récit, trois points de suspension, le narrateur a disparu. W réapparaît ensuite sous la forme d'une île apparemment rassurante, entièrement vouée à l'idéal olympique...
-le second récit, en caractères romans, est autobiographique. L'auteur tente de se souvenir de sa petite enfance brisée par la guerre. Son père, soldat, est mort quand il avait quatre ans et sa mère a été raflée puis déportée à Auschwitz deux ans plus tard. Il va vivre dans diverses pensions de Villard-de -Lans.

On ne peut lire les deux textes sans s'interroger perpétuellement sur leurs liens. Au départ ce n'est guère évident : d'un côté on a une sympathique petite histoire mais très verbeuse avec plein de digressions. De l'autre une histoire terrible, fragmentaire où les mots sont pesés.
Et puis au milieu du livre, on commence à comprendre, à trouver des indices. L'imaginaire du petit Perec renvoie indirectement à l'horreur du monde qui l'environne. Le Perec adulte se sert du récit imaginaire de l'enfant pour retrouver de vrais souvenirs disparus. Par exemple, c'est après avoir raconté la mise en quarantaine du nouveau W sur l'île que Perec se souvient de sa propre mise en quarantaine à la pension de V ( comme Villard). A la fin du livre, les deux récits se rejoignent dans un terrible document final.

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Publié en 1975, W ou le souvenir d'enfance a connu une longue genèse, qui se reflète dans sa structure complexe, qui donne pourtant tout son sens au texte. le livre est composé de deux parties, séparées par des points de suspension entre parenthèses. Chacune des deux parties voit se succéder des chapitres, un sur deux est à la première personne, et Perec y raconte, y traque presque, ses souvenirs d'enfance. Ces chapitres alternent avec des chapitres en italiques, dans lequel un(des) récit(s) de fiction se déroulent. Celui de la première partie du livre, à la première personne, raconte l'histoire d'un jeune homme, devenu tôt orphelin, et qui pour fuir l'armée, change d'identité. Il est contacté par un mystérieux personnage, qui lui révèle que le véritable Gaspard Winckler, dont notre personnage a adopté le nom, a disparu lors d'un voyage. Les corps de tous les autres passagers, dont celui de sa mère, une célèbre cantatrice, ont été retrouvé suite au naufrage de leur bateau, seul celui de Gaspard, enfant sourd muet, a échappé à toutes les recherches. Sa mère l'aurait peut-être abandonné sur une île, et il s'agit de partir à sa recherche, en Terre de Feu. Dans la deuxième partie du livre, un récit impersonnel, factuel, décrit l'étrange île W, toute entière vouée à la pratique des sports, apparemment inspirés des jeux antiques. On peut supposer que c'est la description faite par le personnage du récit de la première partie, mais cela n'est jamais indiqué ; aucun lien n'est clairement indiqué entre les deux par l'auteur.

En 1969, suite à une psychanalyse entreprise avec Françoise Dalto, Perec écrit à son éditeur son projet de raconter sa vie. Cette même année, le texte évoquant Gaspard Winckler paraît en feuilleton dans la Quinzaine Littéraire. Il a une allure de roman d'aventures, d'apprentissage, de voyage. Et se termine comme dans W, sans aller jusqu'au bout, juste avant le voyage, frustrant sans doute les lecteurs de la revue. A partir d'août 1970, Perec commence à publier à la place le texte décrivant l'île W. Dans un ton descriptif, « objectif », impersonnel. Par ailleurs, l'auteur commence à partir de 1970 d'écrire la partie autobiographique, mais coince et l'abandonne. Il ne la reprendra qu'en 1974, après une nouvelle psychanalyse, cette fois avec Pontalis. Il achèvera rapidement l'ensemble, qui paraîtra en 1975.

Voilà comment Perec évoque son projet autobiographique dans W :

« Je n'ai pas de souvenirs d'enfance. Jusqu'à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : j'ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j'ai passé la guerre dans diverses pensions de Villard-de-Lans. En 1945, la soeur de mon père et son mari m'adoptèrent.
Cette absence d'histoire m'a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire, de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n'était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente ? »

Il s'agit donc de partir à la recherche de ses souvenirs. Ce que Perec fait méthodiquement, à partir de photos, de témoignage de proches, des notes qu'il pris dans son enfance, et aussi de ses quelques bribes de souvenirs. Qu'il questionne systématiquement remet en cause sans cesse, montrant à quel point la mémoire est infidèle, comme elle reconstruit, oublie, invente. Jamais gratuitement bien entendu. A la fin de la première partie, nous sommes en 1942, l'auteur a 6 ans, et sa mère l'expédie en zone libre. Son père est mort à la guerre, et il ne reverra jamais sa mère, déportée et morte à Auschwitz. Dans la deuxième partie, il reconstitue ses errances dans le Vercors et le retour à Paris, après la fin de la guerre.

C'est entre 11 et 15 ans que Perec a imaginé le monde de l'île W, vouée au sport. Il raconte avoir noirci des cahiers entiers, de textes et de dessins. Il en a presque tout oublié, avant de retomber sur quelques traces, qu'il reprend. Nous découvrons ce monde progressivement. Cela semble au départ une sorte d'utopie, d'un monde qui se consacre à perpétuer l'esprit olympique, disparu de notre propre monde devenu trop mercantile. Mais rapidement nous découvrons que le monde De W n'a rien d'utopique, qu'il est construit sur la violence et la cruauté, que les règles n'en sont pas vraiment, qu'il s'agit d'asservissement et de destruction des individus. C'est un univers barbare et inhumain, des maître y règnent sur des esclaves qu'ils prennent plaisir à faire souffrir et à faire mourir. C'est le monde des camps de concentration.

Le récit autobiographique ne devient possible pour Perec que grâce au détour de la fiction. Son alter ego Gaspard part à la recherche d'un petit garçon sourd-muet, dont il a pris l'identité, et il doit éclaircir aussi un éventuel abandon maternel. Il reprend un univers fantasmatique crée à l'adolescence où les individus sont annihilés. Cela lui permet de glisser sa propre histoire, racontée sans pathos, presque sous forme d'enquête. Jusqu'à cette exposition qu'il visite avec sa tante, une exposition consacrée aux camps de concentration, qui fait le lien avec les différentes parties. Moment essentiel, comme le sont ces adieux qui s'ignorent avec sa mère en gare de Lyon.

Il est rare de lire des livres si denses et si forts.
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