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Critique de Zebra


Zebra
03 février 2013
Vous aimez les peintures du Quattrocento, l'histoire de l'art, la restauration de tableaux, les parties d'échecs et les intrigues policières ? Alors lisez ou relisez au plus vite « Le Tableau du Maître flamand ». Arturo Perez-Reverte, son auteur, n'a peut-être pas signé ici son meilleur livre, si on le compare avec les « Aventures du capitaine Alatriste » (1996), mais dans cette oeuvre à mi-chemin entre roman policier et roman historique, dans ce Grand Prix de la littérature policière (1993), l'auteur nous compte une histoire bien enlevée et sacrément documentée dont la fin pourrait vous surprendre.

L'histoire : Julia travaille à la restauration de « La Partie d'échecs », une oeuvre peinte en 1471 par un flamand, Pieter van Huys. Elle met alors à nu cette petite inscription en latin, initialement masquée par l'artiste : « Qui a tué le cavalier ? ». Il s'avère que ni le propriétaire du tableau, ni l'ancien professeur d'histoire de l'art de Julia ne connaissaient l'existence de cette inscription. le tableau, qui doit être mis en vente, représente un chevalier (un cavalier) jouant aux échecs avec un duc ; en arrière plan, la duchesse, vêtue de noir, tient un livre qu'elle semble lire. Vérifications faites, la dame serait en deuil du chevalier, son amant, tué d'un carreau d'arbalète deux ans avant la composition du tableau, et le duc pourrait avoir été au courant de la liaison de sa femme. Question : qui est l'assassin ? Pieter van Huys pourrait avoir incorporé la réponse à cette question dans la partie d'échecs que se jouent les deux hommes. A première vue, c'est assez évident : de jalousie, le duc a fait assassiner le chevalier. Mais est-ce que les apparences ne seraient pas trompeuses ? Étrange : la Mort frappe les uns après les autres ceux qui voudraient découvrir la vérité ! Je ne vous en dis pas plus.

Avec « Le Tableau du Maître flamand », Arturo Perez-Reverte a réalisé un livre très intéressant, et à plus d'un titre.

Au titre de l'intrigue policière : une construction habile qui promène le lecteur de personnage en personnage ; c'est plaisant, très typé, un peu manichéen sur les bords mais l'intrigue policière vous prend aux tripes tant elle fascine, avec un suspense qui dure jusqu'au bout (le livre fait 347 pages).

Au titre de l'histoire de l'art et des tableaux du Quattrocento : une description savante des moyens déployés pour fabriquer mais aussi pour restaurer aujourd'hui (page 71) ces oeuvres d'art, les couches de peinture masquant parfois l'essentiel, lequel se dévoile grâce à la photographie aux rayons X. L'auteur nous fait au passage toucher du doigt quelques trucs des anciens maitres flamands : intégrer le spectateur ou intégrer des miroirs et des trompe-l'oeil dans le tableau, de façon à brouiller la frontière entre la réalité et le tableau ou à présenter plusieurs niveaux de réalité, quitte (page 240) à présenter, comme dans les dessins d'Escher, un éternel retour vers le point de départ, le tableau étant dans un autre tableau qui ramène au premier tableau ... le lecteur découvrira aussi les coulisses actuelles et parfois peu glorieuses de la vente de tableaux et la concurrence entre galeristes.

Au titre de la construction de l'ouvrage : l'écriture reste simple, spontanée, fluide, précise mais sans recherche particulière. de rares touches d'humour ponctuent l'ensemble. La fin, qui intervient après 14 chapitres de longueur assez similaire, paraitra téléphonée ou alambiquée : à vous de voir.

Mais, pour ma part, le livre se distingue par tout ce qui touche au jeu des échecs, le Roi des jeux. Avertissement : les non-joueurs d'échecs trouveront certains passages longs ou obscurs, bien que l'auteur, dans un souci louable de pédagogie, ait tenté à onze reprises de nous expliquer la progression de l'intrigue policière et des pièces du jeu au moyen d'un échiquier. Les joueurs savent que ce jeu nécessite logique, stratégie, rigueur et concentration ; ils reconnaissent (page 325) que gagner c'est prendre le dessus, alors que perdre c'est se soumettre. Ce jeu est inscrit dans la nature profonde de l'être humain. Ses côtés alternativement sérieux et ludique séduisent. Mais le pouvoir d'attraction du jeu d'échecs réside probablement dans ses spécificités. Petit rappel : deux adversaires se côtoient à un mètre de distance. Dans ce rapprochement mutuellement consenti, deux personnes, généralement de même sexe, vont s'affronter dans une vraie compétition : il s'agit de gagner, en s'adaptant à des situations parfois imprévisibles et en faisant preuve d'invention. Les joueurs, les Rois, sont au commande d'une équipe de soldats, sur un champ de bataille. Il y a des règles et des conventions (les joueurs ont le même nombre de pièces, les pièces se déplacent dans chaque camp de façon identique, les joueurs disposent du même capital-temps pour jouer chaque coup …) mais la liberté de manoeuvre est permise, même s'il y a des comportements mimétiques (pour donner le change ou pour apaiser l'adversaire ?). Dans cette rencontre placée dans une même unité d'espace et de lieu, il va régner une certaine harmonie, et pourtant l'aventure commencera dès la première pièce jouée. Les Rois s'observent, en adversaire, mais ils conservent, comme aux temps de la chevalerie, une estime pour leur vis-à-vis : chacun essaiera de contrôler son émotivité et tâchera de se construire une identité temporaire de guerrier triomphant. le contrôle du territoire et particulièrement du centre (un centre du monde, en réduction) reste essentiel. Au-delà du respect mutuel entre les joueurs, au-delà de cette symétrie de façade, l'un d'eux devra bien briser le miroir et tenter de pousser l'autre à la faute fatale et impardonnable qui scellera l'issue du jeu. le perdant devra accepter la soumission ou abandonner la partie, ce qui revient à avouer sa faiblesse. A ce jeu, on rencontre essentiellement des hommes : quand un Roi triomphe d'un autre Roi, dans une symbolique oedipienne, certains psy ont reconnu que ça revenait à permettre qu'on tue le père d'une façon acceptable. D'autres ont fait observer que la relation entre les deux joueurs n'était pas une relation père-fils, que la Reine n'était ni la femme ni la maitresse phallique du Roi, que le Fou n'était pas fou puisque son déplacement répondait à des règles strictes … Certes, mais dans son livre « Le Tableau du Maître flamand », Arturo Perez-Reverte nous fait toucher du doigt, au-delà des jeux du meurtre, l'ambivalence des êtres, la fragilité du père, la réalité de l'homosexualité, le drame de certaines existences et … la puissance de la femme. Je vous le disais : un livre intéressant à plus d'un titre !
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