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Critique de afleurdemots


Célèbre intellectuelle féministe du tournant du XIXème au XXème siècle, Charlotte Perkins Gilman est l'auteure d'une oeuvre prolixe composée de nombreux romans, nouvelles, poèmes, essais et articles, publiés entre 1888 et 1935. En 1909, elle lança seule son propre mensuel, baptisé The Forerunner, dans lequel parut pour la première fois en 1915 et sous la forme d'un feuilleton, son utopie la plus célèbre, Herland. le texte n'est paru sous forme de livre qu'en 1979, au moment où l'oeuvre de Gilman était redécouverte. Il est pour la première fois traduit cette année en français aux éditions Books.

Sous des allures au départ de simple fiction, Herland bascule rapidement dans le registre de l'utopie. Dans celle-ci, Gilman imagine un monde dans lequel le féminin est l'unique et peut se passer du masculin grâce à la parthénogenèse. Présenté comme un pays propre, dépourvu de violence, libéré des conflits, de la peur et de la maladie, Herland offre à Gilman le cadre parfait pour développer ses réflexions d'une société idéale. Dans ce lieu à la beauté ordonnée, les normes reconnues sur ce que sont le « masculin » et le « féminin » n'existent pas. Découpé en douze chapitres, ce texte percutant permet à son auteure d'exposer ses théories concernant la maternité, l'éducation des enfants, et les rapports entre hommes et femmes.

En mettant en exergue les incohérences de la société patriarcale, Gilman questionne les rapports et les interactions entre hommes et femmes. Face aux trois explorateurs, les herlandaises se montrent particulièrement enthousiastes à l'idée de pouvoir comparer leurs deux mille ans d'histoire et d'étudier les différences entre leur propre peuple composé exclusivement de femmes et la société mixte de leurs hôtes. Car à travers leurs questions a priori naïves, elles parviennent bientôt à ébranler sérieusement les croyances les plus solides du narrateur quant aux fondements et au bien fondé des valeurs de la société des hommes. Au cours de leurs échanges, van et son hôtesse confrontent leurs visions sur de multiples sujets, tels la religion, la mort, le travail, les traditions… En soumettant sa pensée patriarcale à un angle de vue externe et dépourvu de préjugés, le jeune homme remet bientôt en question les fonctionnements et les principes communément admis d'un système qu'il n'avait jusqu'alors jamais remis en cause.

A Herland, la maternité constitue l'institution fondamentale de la société, sous une conception qui transcende les liens biologiques. Les enfants sont la raison d'être du pays, et les femmes mettent toute leur énergie au service de leur avenir. Elles concentrent toutes leurs forces et leur intelligence à concevoir des plans pour atteindre leurs idéaux en matière d'éducation. Leur projet se résume en une question: comment oeuvrer à rendre chacun meilleure ? Historiquement, c'est dans l'intérêt de leurs enfants qu'elles développèrent plusieurs secteurs d'activités et organisèrent l'espace. Confrontées à une démographie galopante, elles durent cependant bientôt trouver une solution au problème de surpopulation qui aurait eu pour conséquence une baisse de la qualité de la vie. Refusant la compétition et la « lutte pour la vie » tout autant que le colonialisme, elles décidèrent de réguler leurs naissances et de ne plus se reproduire, sacrifiant leur maternité pour leur pays. Car pour les habitantes de Herland, l'amour maternel irradie de bien des façons, et les femmes qui n'ont pas d'enfant peuvent trouver un réconfort en prenant soin de ceux qui sont déjà là.

Si à Herland, la maternité, entendue comme le fait de porter un enfant, est accessible à chacune, l'éducation de l'enfant est en revanche un art réservé seulement aux plus compétentes. Dans cet esprit, le soin aux bébés, qui participe de l'éducation, est donc confié aux « plus capables ».

Puisant dans le mythe des Amazones, Gilman charpente une utopie passionnante dans laquelle les rapports de force se trouvent inversés, au service d'un discours féministe et engagé. Dans Herland, Gilman imagine une société sans hommes dans laquelle les femmes se reproduisent par parthénogenèse. Plus que d'imaginer un mode de reproduction alternatif permettant aux femmes de se passer totalement des hommes, Gilman créée dans son livre une société où la sexualité est totalement absente.

Avec l'arrivée de ces voyageurs, les habitantes voient l'occasion de rétablir la bisexualité à Herland. Après plusieurs mois passés à les étudier, les observer et les évaluer, elles envisagent la réintroduction des hommes et d'une reproduction sexuée normale. Mais pour les Herlandaises, l'acte sexuel reste indissociable d'une volonté de procréation.

Le mariage des trois explorateurs à trois des habitantes permet à l'auteure de développer ses opinions concernant cette institution et d'affirmer son point de vue concernant la nécessité de discipliner l'instinct sexuel. Ancrée dans la morale victorienne, Gilman expose une vision de la sexualité uniquement procréatrice. Après avoir tenté de violer son épouse, Alima, Terry est finalement chassé de Herland. En voulant prendre par la force la jeune femme qui se refusait à lui dans la mesure où son but n'était pas la reproduction, Terry a commis la transgression ultime des règles régissant la société herlandaise. Son acte symbolise au demeurant la concrétisation de ses intentions prédatrices (latentes depuis le début du récit) et de sa volonté de domination qui caractérisent son personnage phallocrate.

Selon Gilman, la féminité exacerbée et l'hypersexualisation des femmes du XXème siècle ne s'explique pas par la nature ou des causes biologiques mais par l'environnement économique, social et culturel dans lequel elles vivent. Parce qu'elles sont économiquement dépendantes des hommes, les femmes doivent sur-développer leurs caractéristiques féminines au dépens d'autres caractéristiques universelles. Van, le narrateur, prend progressivement conscience que sa vision de la place de la femme n'est en réalité qu'une construction culturelle.

Herland est donc un texte qui vaut surtout pour ses thèses avant-gardistes au regard de l'époque où il fut rédigé. Gilman y avance des réflexions novatrices pour son temps sur certaines questions, telles que le rapport à la nature, la féminité, l'éducation des enfants (où elle prône le recours à des méthodes pédagogiques alternatives et innovantes pour l'époque, à l'instar de la méthode Montessori) et l'éloge du partage des connaissances. Elle oppose en particulier l'esprit de compétition (la société américaine) à celui de coopération (Herland), qui constitue selon elle la clé de l'évolution humaine et du progrès.

Si certaines réflexions lancées par l'auteure apparaissent incroyablement visionnaires pour son époque, d'autres au contraire, témoignent aujourd'hui d'un regard éculé et d'une conception datée à l'égard de certains sujets. Dans sa vision de la différence des sexes, Gilman semble opposer de façon binaire une énergie masculine violente et portée à la destruction à une énergie féminine maternelle et conservatrice. En filigrane de sa démonstration se dessine par ailleurs une société où les individualités sont sacrifiées au nom du bien collectif. La maternité constitue pour ces femmes le seul engagement personnel, tout le reste s'inscrivant dans un projet commun. A Herland, tout est fait au service du pays et de l'amélioration de la « race ». Impossible aujourd'hui de ne pas tiquer devant cet éloge d'un certain eugénisme, ni d'occulter les sous-entendus racistes qui ponctuent l'oeuvre. Bien que marquée par son temps par certains aspects, Herland, n'en reste pas moins, cent ans après sa rédaction, une oeuvre globalement étonnamment moderne, qui force l'admiration et mérite qu'on s'y intéresse. Considéré comme un roman culte, il occupe par ailleurs une place centrale dans la littérature féministe américaine.

Première partie de sa construction utopique, Herland sera suivi en 1916 de la publication de With Her in Ourland, suite bien moins connue, dans laquelle l'auteure délivre pourtant certaines clés de compréhension de son oeuvre et de sa pensée, étoffant encore davantage sa réflexion. Espérons donc qu'une traduction française de ce second volet arrive prochainement, afin de permettre aux lecteurs francophones de découvrir encore un peu plus la production d'une auteure injustement tombée dans l'oubli.

Retrouvez mon avis complet ainsi que des extraits sur mon blog.
Lien : https://lectriceafleurdemots..
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