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Critique de audelagandre


Déambuler dans Downtown Detroit est une expérience singulière : de vieux bâtiments tagués laissés à l'abandon, aux fenêtres brisées et aux murs décrépis flirtent avec des constructions récentes, flambant neuves au rez-de-chaussée s'ouvrant sur des restaurants à la mode. Detroit fut la ville du rêve américain par excellence, celle où se sont construites les « usines de la liberté » qui garantissait un toit, l'eau courante, l'électricité et la possibilité d'acheter une voiture. Dans ce récit en deux temps, l'un commençant en 1935 et l'autre en août 2013, Judith Perrignon fait de Detroit le personnage principal de son roman « Là où nous dansions ». Siège de la Motown, des premiers artistes noirs américains devenus cultes, qui avaient le « move » dans l'âme et sous la peau, berceau de l'industrie automobile, fleuron des usines qui tournent à plein régime, Détroit naît. Detroit est un territoire qui ne peut se parcourir à pied, transpercé de plusieurs autoroutes qui se croisent et s'entremêlent. Dans son ventre, surgissent de terre des tours, un projet ambitieux porté à bout de bras par Eleanor Roosevelt : le Brewster Project.

Elles serviront à abriter les ouvriers qui travaillent dans le secteur automobile. « Tu sens Detroit vibrer, une machine folle, huilée, qui tourne sans arrêt, qui va t'entraîner, t'employer, t'absorber, t'épuiser, te broyer peut-être, mais t'es fier d'en être, parce qu'ici on calibre les voitures, les magasins, les pistes de danse et les canons du monde entier. Alors, tant qu'à suer quelque part, autant que ce soit là. » Mais comme toute ville américaine derrière l'image d'Épinal se cache une autre réalité : une volonté de parquer un genre humain. L'Amérique ne sait comment cacher cette « population » qui dérange.

Ce récit poétique, réaliste explore les deux faces d'une même pièce, splendeur et décadence. Une ville qui sort de terre, puis une ville qui meurt par la violence économique et la montée du racisme. L'auteur avait à coeur de mettre en lumière un troisième aspect des choses : celui de la reconstruction du coeur de Detroit en redonnant vie à un centre-ville déserté par les blancs, en y construisant des appartements luxueux pour les encourager à y revenir. « La ville a tout d'une vieille dame qui hésite entre l'effondrement et la résurrection. »

Au coeur de Detroit, surnommée la Paradise Valley, deux personnages prennent vie. Deux flics, l'un noir, Ira ayant toujours vécu là, l'autre blanche, Sarah. Un corps est retrouvé sur un terrain vague, au milieu de 4 tours, un corps à qui il faut redonner une identité. Pour cela, il faut comprendre ce qu'était cette ville du temps de sa splendeur, et ce que faisait là celui qu'on surnomme « frat boy », un étudiant appartenant certainement partie d'une fraternité universitaire.

C'est alors toute l'histoire de Detroit qui ressurgit, le passé se mêle au présent en 4 saisons, dans un savant mélange de souvenirs, de tranches de vie piochées entre 1935 et 2013, de personnalités connues, au gré des déambulations des deux personnages humains phares. Ainsi, le lecteur flâne sur Michigan Avenue, Woodward Avenue, Hastings Street, découvre la « John King used and rare book library », le restaurant Louie's louie, l'épicerie de Mr Dotty, le Castle Show, le Graystone Ballroom, mais fait aussi la connaissance de celles qui deviendront « les Supremes », Diana Ross, Florence Ballard et Mary Wilson qui chantaient dans la cuisine de l'une des tours en 1960, « les Primettes », Mary Wells, Marvin Gaye et le petit Stevie Wonder. « On dit souvent qu'à Detroit le bruit de l'industrie a influencé la musique. »

Judith Perrignon honore Detroit en lui rendant ses lettres de noblesse. Cette ville emblématique de l'industrie automobile, bercée par les premières notes de Motown, a connu un succès fulgurant en représentant la belle et grande idée d'une Amérique prospère, un lieu en éternel mouvement, où le bruit des usines tournant à plein régime a bercé les nuits de ses habitants. le tumulte, l'effervescence et le bouillonnement se sont peu à peu tus, pour laisser place à la violence du système économique capitaliste, en créant racisme et montée en puissance de la criminalité. Cette ville a pourtant représenté une forme de résistance, par la musique d'abord, puis l'expression d'une révolte par les émeutes de 1967. Elle était un sortilège qui envoûtait les âmes par la musique et symbolisait la possibilité d'un modèle du « vivre ensemble » réussi. « Detroit a le syndrome de l'abandon. », mais Detroit se reconstruit…

Merci, Judith, pour cette balade teintée de nostalgique, dans une ville que l'on croit connaître, mais que l'on redécouvre finalement à chaque fois. Mes deux années d'expatriation n'auront pas suffi à la posséder vraiment, mais je suis heureuse d'imaginer que peu à peu, elle renaît de ses cendres.

Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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