Intérieur nuit n'est pas le genre de roman qui invite à la rêverie ou à la ballade, on progresse dans la lecture plutôt avec l'idée qu'il vaut mieux fuir certaines histoires. Surtout lorsqu'elles sont à l'image du «lintwurm», «un ver solitaire qui a mangé sa propre queue. Çà ne sert à rien d'aller le chercher. Parce qu'il est sans fin. Tout ce qu'il fera, c'est s'enrouler autour de ton coeur et le vider de son sang en le serrant».
C'est avec cette allégorie que l'auteure met en garde son personnage Scott McGrath, ancienne gloire du journalisme d'investigation, qui voit, avec la mort de la fille de Cordova, l'opportunité d'enquêter à nouveau sur ce cinéaste mystérieux et excentrique enfermé dans une maison coupée du monde et à l'origine de sa déchéance professionnelle. Loin d'y prendre garde, McGrath se lance dans une enquête qu'il lui ouvre les portes d'un monde alors bien sombre, le drame ayant une source se révélant peu à peu inquiétante...
Marisha Pessl est assurément une auteure brillante. Malgré des coïncidences un peu outrancières et un affaissement de la narration dans le dernier tiers du bouquin, des éléments qui m'auraient normalement poussée à rouler des yeux, je n'ai pas pu lâcher le bouquin. Envoûtée par la construction du récit qui a façonné un personnage fantasmagorique, Cordova, invisible pendant tout le roman. L'auteure américaine ne laisse voir habilement que les ombres de ce personnage énigmatique à qui, tel un fantôme, on prête une force puissante, des pouvoirs réels ou imaginaires de nature à entraver l'enquête et à propager la peur autour de lui. Si bien qu'au fil de l'enquête, j'ai eu la sensation de voir la réalité du roman se confondre avec celle des films de Cordova décrits comme cauchemardesques.
Mais comment
Pessl parvient-elle à jouer du mystère avec talent, associant au réel une dimension alternative, une réalité mystique d'une grande noirceur ? Il y a cette progression lente, sans trop en dire, sans trop en garder non plus, permettant au lecteur de sentir l'épaisseur tragique ou sordide autour de la famille Cordova. Mais il y a surtout un récit qui se nourrit du pouvoir de l'imagination, cette petite voix de l'esprit qui guide notre compréhension du monde lorsque la vérité nous échappe.Tous les ingrédients narratifs concourent à l'idée qu'on «ne sait pas où s'arrêtent les croyances des gens et où commence le réel». C'est peut-être cela qui m'a captivé, la sensation d'un monde à deux faces, un territoire avec deux paysages. Même si le dénouement de cet élément est un peu psychédélique.
Cette dimension anxiogène est d'autant plus réussie que l'intrigue se concentre sur un héros ou anti-héros qui réunit tous les canons du polar avant de le faire vaciller. Vous savez, cette convention littéraire qui veut que celui qui enquête est un solitaire sceptique, un professionnel aguerri mais tombé en disgrâce, un buveur de whisky à l'humour désabusé.
Pessl le bouscule, le désarçonne, en le projetant méticuleusement dans un processus psychologique proche de l'obsession. Car ce dont McGrath s'acquitte, finit par devenir une idée fixe, presque une mission dans laquelle il s'engage avec un zèle fanatique. Jusqu'au bout, même après, lorsque l'histoire est finie, devenue caduque, on suit McGrath jusqu'à sa libération ou sa perte.
Malgré ses défauts, ce thriller qui ondule entre classicisme et psychédélisme a été pour moi la révélation d'une auteure dont je ne manquerai pas les prochaines parutions.