Grand Hotel Europa

Raconter ce film me fait mal. Tandis que je revis ce soir de satin et cette nuit de velours pour les besoins du compte-rendu, s’impose inévitablement la conscience granitique que mon bonheur est derrière moi et qu’il est vain d’espérer un jour le contempler avec elle à mes côtés. Et plus je m’efforce d’écrire, conformément à la vérité, combien c’était beau, plus je me sens transpercé par l’ampleur de la perte.

En règle générale, la lumière est comme l’air, en ce sens que c’est surtout en son absence que l’on est amené à réfléchir à son importance. Mais ici, la lumière semblait fabriquée par la main de l’homme, en couronnement de l’architecture, comme une feuille d’or sur une sculpture ou une couche de vernis appliquée avec soin sur le portrait que la ville avait peint d’elle-même.

Et ce soir elle enfilerait sa robe de bal pour s’élancer avec moi à l’aventure, main dans la main, sur les places, dans les ruelles, le long des canaux noirs, et ajouter une nouvelle et éclatante histoire à celles qui résonnaient déjà de toutes parts et montaient aux lèvres de Venise telle une crue.

Il n’est de plus belle ville que Venise pour retrouver un être cher qui vous attend. Clio m’avait précédé. Nous nous étions partagé les tâches. Alors que ma mission avait été de restituer nos anciens logements dûment balayés et de régler les dernières formalités avec nos propriétaires respectifs, elle était déjà partie à Venise pour arranger notre nouvelle demeure et y recevoir les déménageurs. Nous avions peu d’affaires. Ses livres constituaient le gros du chargement. Je l’avais déjà taquinée à propos de son lourd métier. L’histoire de l’art est une discipline de poids.

Venise me souriait comme une bien-aimée qui m’avait attendu. Tous ces siècles passés à scruter patiemment l’horizon par la fenêtre l’avaient rendue calme et belle. Ses bijoux tintèrent quand elle tendit ses bras doux et chauds en vue de l’étreinte tant espérée, mélange de fatalité et de destinée, et elle gloussa en voyant que tout enfin prenait sens.

Il n’est pas de destination sans provenance claire, pas d’avenir sans une version lisible du passé. Je réfléchis mieux un stylo à la main. L’encre éclaircit les idées. Ce n’est qu’en notant tout ce qui s’était passé que je pourrais reprendre les rênes de mes pensées. Voilà la mission que je m’étais fixée. La vraie raison de ma présence ici.

Montebello se déplaçait tel un patineur artistique sur le tapis de haute laine, se révélant aisément capable de se retourner tout entier vers moi, pour me communiquer quelque explication ou curiosité digne d’intérêt, et de poursuivre à reculons sans ralentir l’allure. S’il n’avait pas intercalé une pirouette de temps à autre pour me permettre de le rattraper, j’aurais eu du mal à tenir son rythme.

Il avait pris soin d’étudier mon nom par cœur et fit discrètement montre de ce qu’il était au courant du fait que je me prétendais écrivain. Tout en s’inquiétant de savoir si le long voyage n’avait pas été trop éprouvant, il avait comme par enchantement fait apparaître une petite brosse à vêtements avec laquelle il frotta les épaules de mon veston, saisissant l’occasion pour me complimenter sur la coupe de mon costume.

De mauvaises herbes poussaient dans le gravier. Paisible, mais ce n’était pas le mot. Inclinant à la résignation. L’on pouvait tout aussi bien, en effet, s’y résoudre au passage du temps et à la perte de toute chose.