Citations sur De toutes pièces (13)
Tout me semble beaucoup plus proche, et c'est normal : j'ai rétréci le monde.
Plus rien ne tenait du patient travail établi pendant ces nuits où je sentais que quelque chose manquait. Comme de l'avoir sur le bout de la langue. De le voir s'enfouir sous le sable. Se sentir soi-même avalé, englouti. Perdu avant d'avoir trouvé.
J'aurais tout donné, tout pris, j'aurais tué, et peut-être pire, pour obtenir ce qui se dérobait et faisait que tout le reste était imparfait. Je me serais damné, si cela avait été possible.
Dans les couloirs de l'hôtel, pour qu'on ne se sente pas seul, et donc poursuivi, dégouline un sirop de saxophone en mélodies si connues qu'on n'en sait plus les noms. Pourtant les petits refrains vous harponnent si facilement qu'ils exigent cela de vous : donne-m'en un, reconnais-moi, date-moi, souviens-toi de la version originale de tes sentiments à l'époque où cette chanson déjà t'était imposée, rappelle-toi les envies que tu avais alors, d'étreindre ou peut-être de pleurer. Mais le nom se dérobe. C'est si défiguré. Et ce genre de mélodie se superpose si bien à d'autres innombrables, qui nous ont fait le même effet.
On croit, au fur et à mesure que l'on progresse, pouvoir donner des conseils de trajectoire. Mais c'est sans compter que le danger s'invente différemment pour chaque personne. C'est sans compter sur les différentiels de sensibilité. Sous nos yeux, là, alors que notre carte mentale ne signalait rien que du neutre, quelqu'un s'enflamme.
Je dors mal. Je pense à l'ordre des choses, qui m'incombe. Et puis je rêve bizarre parfois, par exemple d'embryons froissés, ou bien d'une femme aux jambes un peu trop maigres. Je rêve du creux de ses genoux et d'apaiser ses tendons. Son visage me reste inaccessible. Le réel me semble inaccessible. En tout cas pour le caresser. Je ne caresse que des idées.
Changez le contexte, et ces pièces inestimables ne valent pas trois roupies, et il en coûte même potentiellement très cher pour s'en défaire.
D'autres n'avaient que ma subjectivité comme légitimité, placées dans des interstices de la collection comme des ponctuations, des moments de plus faible intensité si l'on joue la partition monétaire seule.
De l'enfance je ne me souviens de rien d'autre : je ne notais pas. J'ai l'impression de ne pas l'avoir vécue. Il a bien fallu pourtant que j'en passe par là. Que je rechigne à manger tel plat. Que je pleurniche, que je morve, que je rêve. Que je joue, aussi. Quel petit enfant ai-je été ? Jaloux sans doute. Et des bleus sur les jambes. Et le goût du sucre sur les lèvres. Ensuite, ce ne sont qu'actions, omissions. C'est ainsi que je suis devenu sans âge. Ceci est ma démesure dont aucun mètre ne saura répondre.
Les neuf écrans étaient comme autant de leçons de perspective et de clair-obscur : la lumière fantomatique jouait entre des rayonnages s'amenuisant vers un point de fuite situé bien au-delà du visible. Je n'avais jamais prêté attention à cet aspect-là du métier de veilleur : se tenir devant ce dispositif, scruter, vérifier que rien ne change. Comme l'inverse d'un spectacle. Dans d'autres circonstances, peut-être, cela ressemble à une station hypnotique devant un feu, immuablement changeant. Une voiture qui passe, un piéton. Mais là, de nuit, dans ce hangar, tout est absolument toujours pareil, la lumière en reste aux mêmes angles.
Savoir ce qu'on fait : un fatras agencé au millimètre près, avec dedans un paravent peint d'oiseaux, des bêtes à poil et à griffes, dont une loutre, pour la beauté enfin stoppée, réalisée, de sa nage, et des bocaux sur des étagères scellées dans de la menuiserie sombre aux mécanismes d'ouverture plus subtils que compliqués, s'offrant seulement aux doigts fins. Des surprises, des terreurs, des onguents, des mèches de cheveux de concubines d'un harem, type Angélique Marquise des Anges. Des planches d'anatomie exclusivement consacrées aux organes sensoriels et à leur raccordement au système nerveux central, et ainsi, une meilleure compréhension des envies de saccage. C'est une délectation un peu malsaine, très fin de siècle : le fruit de beaucoup de détournements, de toutes les concentrations décadentes du pouvoir et de l'argent.
En legs, voilà toutes les saisons,
et la joie, presque, qu'elles se détraquent,
pour croire un moment que
ce ne sera pas forcément l'éternel
recommencement du même.